Synthèse de la conférence donnée par Colette POGGI, indianiste.
UNESCO, dans le cadre de « L’Inde de l’eau », 7 novembre 2003.
L’eau est perçue dans l’Inde ancienne comme un élément essentiel de la vie, dans son aspect physique – le corps, le monde -, et dans son aspect subtil – la vie de la pensée, de l’esprit. Ce thème est omniprésent dans la symbolique et l’imaginaire de l’Inde ainsi que dans le monde du rite, de l’art, et de la métaphysique.
L’eau, le sanscrit, les Veda
Ces aspects seront abordés à partir du sanscrit, langue sacrée qui possède en elle-même une grande plasticité et une puissance d’expression remarquable ; en effet, pour le seul mot « eau » en français, il en existe plusieurs dizaines en sanscrit dont nous évoquerons les plus pertinents.
Dès son origine, environ deux millénaires avant notre ère, le sanscrit véhicula des textes révélés appelés Veda, « connaissance ou science ». Les Veda nous rapportent une expérience, une vision de l’homme et de l’univers dont l’un des éléments essentiels est l’eau, point de repère universel pour essayer de formuler l’énigme de l’existence. À partir de cet élément visible et palpable, s’élabore une tentative « poétique » pour penser l’existence et en saisir l’essence impalpable et inconcevable.
Unité dynamique de la vie
À travers l’eau et les cinq grands éléments cosmiques célébrés par les rishi (voyants, sages) du temps des Veda, surgit une vision unitaire, vivante, dynamique de l’homme dans l’univers et de l’univers en l’homme. L’homme et le monde sont en effet conçus comme une unité et non en termes de scission homme-univers ou matière-esprit. De même, les Upanishad, textes ultérieurs qui prolongent les Veda, célèbrent le lien originel qui unit entre eux les éléments cosmiques, et ceux-ci à l’homme. Ces éléments sont l’espace lumineux, akasha (de la racine KÂSH, resplendir), le vent, vâyu, le feu, agni, l’eau, jala, et la terre, prithivî.
La chaîne continue de la vie, depuis l’univers jusqu’en l’homme, est mise en évidence dans ce passage de la Taittiriya Upanishad : « De cette essence universelle, est issu l’espace. De l’espace, le vent. Du vent, le feu. Du feu, les eaux. Des eaux, la terre. De la terre, les plantes. Des plantes, la nourriture. De la nourriture, la semence, et de la semence, l’homme ».
Voilà exprimée une vision intuitive de l’unité dynamique de la vie qui n’est pas propre à l’Inde. Dans l’Occident antique, au IIIe siècle, le philosophe Plotin prend conscience d’un principe ultime, le principe divin, métaphoriquement assimilé à une source à partir de laquelle tout se déploie : « Imaginez une source qui a son origine en elle-même, elle alimente tous les fleuves, demeurant ce qu’elle est en essence, ainsi la vie divine est une fontaine qui jaillit d’elle-même ».
De même, en Inde, on imagine une puissance créatrice qui fulgure en elle-même à partir d’un germe, bindu en sanscrit, point ultime d’énergie, d’où surgit le déploiement cosmique. Dans la vision indienne, l’apparition de la multiplicité implique nécessairement la résorption dans ce point source. Il existe donc toujours un mouvement d’harmonisation et d’intégration qui comporte expansion, contraction, déploiement, reploiement.
L’eau, origine cosmique
Parmi les grands éléments cosmiques, l’eau joue, au cours du riche développement philosophique de l’Inde, un rôle significatif dans l’interrogation de l’homme sur l’univers : qu’est-ce que l’existence ? Quelle est son origine, sa nature, son sens.
Le plus ancien texte connu de la révélation indienne, le Rig Veda (IIe millénaire avant notre ère), donne un aperçu très vivant de ce questionnement :
« Il n’y avait alors ni l’être, ni le non-être, ni le ciel, ni le firmament, ni rien au-delà. Où reposait tout ce qui est ? Y avait-il l’eau abyssale, l’eau sans fond ? Ni la mort ni la non-mort n’existait alors. Point de signe distinguant la nuit du jour. L’Un respirait sans souffle, mû de lui-même. Rien d’autre n’existait. A l’origine les ténèbres couvraient les ténèbres, et tout ce que l’on voyait n’était que l’onde indistincte ».(10, 129)
Ce texte fait de l’eau un symbole de la trame primordiale, sous-jacente à toute la multiplicité qui va surgir ; ce principe se situe au-delà du temps, de l’espace, et constitue une dimension transcendantale à laquelle l’homme peut s’ajuster, en s’inspirant de la métaphore de l’eau.
La thématique de l’eau se déploie en une multiplicité de mots sanscrits et d’images, qui trouveront peut-être encore un écho en nous. Rappelons que le français est un rameau du sanscrit, considéré comme la sœur aînée des langues indo-européennes. On peut s’étonner de la résistance du sanscrit à l’usure du temps. Il faut rendre hommage à ce véhicule linguistique extraordinaire qu’est le sanscrit, considéré dans la tradition hindoue, non comme une langue d’origine humaine qui se serait développée et transformée comme le français, par exemple, mais comme une langue sacrée révélée aux hommes par les dieux. Il constitue un outil linguistique particulièrement malléable, précis, vivant. Comme pour une sculpture, on peut, à partir d’une racine verbale en modifier le sens avec un préfixe, un suffixe ; aujourd’hui encore, en Inde, on crée des mots sanscrit pour nommer telle nouvelle réalité découverte dans le domaine des sciences.
Dans le contexte hindou, la symbolique de l’eau s’exprime de différentes manières :
l’eau, puissance de vie et puissance cosmique qui donne naissance à la manifestation.
L’eau dans laquelle se dissout tout l’univers à la fin des cycles.
L’eau en tant que mouvement.
L’eau vivante et l’eau sonore douée de résonance.
L’eau en tant que transformation, voie de passage vers un au-delà des formes apparentes.
L’eau qui véhicule les éléments.
Le Gange : figure mythique d’un axe de vie cosmique
On ne saurait évoquer le thème de l’eau en Inde sans au préalable nommer le Gange, l’une des plus grandes figures de la mythologie indienne. À lui seul le Gange rassemble ces multiples aspects de l’eau.
En sanscrit, le Gange est féminin (Gangâ), comme la plupart des mots qui expriment une énergie (cf. shakti).
Il existe une double étymologie dans la syllabe ga qui signifie « celle qui va » et « celle qui chante » : dans le mouvement s’exprime ainsi la musicalité du fleuve.
Quelle est la véritable nature de Gangâ ?
C’est un fleuve terrestre mais aussi cosmique, qui suscite aujourd’hui encore une grande ferveur. Le Gange est souvent évoqué comme mâtâ Gangâ, Gangâ la mère, ou Ambhâ qui signifie aussi la mère.
Le Gange a marqué si profondément la civilisation de l’Inde qu’elle est désignée comme la civilisation du fleuve. Géographiquement, le Gange prend sa source dans l’Himalaya, la demeure des dieux, et plus précisément au cœur d’un glacier nommé Gangotri, haut lieu de pèlerinage et d’ermitage. Puis, le Gange déroule ses 2 700 km dans un bassin vaste comme deux fois la France, pour se jeter dans le golfe du Bengale. Mais il ne se limite pas à ce parcours terrestre, car selon le mythe, Gangâ, la déesse-Fleuve jaillit du ciel. Elle est en effet conçue comme un fleuve cosmique, au triple cheminement, car elle traverse le ciel, la terre puis s’enfonce dans les espaces souterrains.
Deux mythes évoquent ce triple cheminement.
Le premier raconte que Gangâ fut envoyée pour sauver les fils de Sagara (océan), retenus aux enfers. Elle accomplit donc ce chemin dans un but salvateur. Elle est l’axe médiateur qui sans cesse parcourt le ciel, les profondeurs souterraines, et revient à la source.
Le second raconte qu’il advint sur la terre une immense sécheresse qui provoqua une famine sévère et mit l’humanité en danger. Alors la déesse Gangâ fut choisie pour venir sur terre et lui redonner vie. Malheureusement, en vertu de sa puissance, on savait que si Gangâ descendait directement du ciel sur la terre, la masse de ses eaux serait dévastatrice et non bienfaisante. Ambivalente, l’eau peut aussi bien régénérer que détruire. De ce fait, Shiva, le grand danseur cosmique qui déploie l’univers par son rythme, proposa de laisser tournoyer le Fleuve divin pendant mille ans dans les boucles de sa chevelure pour amortir la chute et lui permettre de dispenser ses bienfaits. Shiva accomplit ainsi son rôle de divinité de la transformation en faisant d’une énergie première ou brute, une énergie bienfaisante et vivifiante.
Le Dravadrikvijnana dédie une strophe aux vertus de l’eau et plus particulièrement du Gange sous forme d’eau de pluie issue du ciel. En effet, cette eau qui sauva la terre n’est pas tombée une fois pour toutes. Elle revient sans cesse, et évoque ainsi une conception du temps cyclique. Le mythe est toujours actif et actuel.
« Celle qui vivifie, qui fortifie le cœur, qui rafraîchit, qui stimule la pensée, celle si subtile au goût imperceptible, légère et douce, très digeste, pareille au nectar, telles sont les qualités essentielles de Gangâ Ambhu (eau du Gange), l’eau de pluie tombée du ciel, imprégnée des rayons du soleil, de la lune et du vent, mais elle peut être favorable ou non selon la région et la saison ».
Ce texte évoque les vertus de l’eau en tant que remède, mais il constate aussi l’ambivalence de l’eau, selon le lieu et le moment.
Le Gange, figure mythique, apparaît dans la tradition hindoue comme la nature ultime de l’eau sous toutes ses formes, dans un puits, dans un bassin sacré, dans un ruisseau, dans un fleuve, dans un lac. Le Gange est comme une essence présente, à la vertu purificatrice : celui qui s’immerge dans le Gange est lavé de toute souillure et peut parvenir à la délivrance.
Pour résumer, le Gange incarne les trois qualités suivantes de l’eau : puissance de vie – puissance cosmique, eau mouvante – eau vivante, eau sonore, eau puissance de transformation, thèmes que nous allons maintenant aborder à partir des mots de l’eau et des racines sanscrites.
Mots et images de l’eau
Eau cosmique – eau puissante
• Eau cosmique
L’eau contient en germe toute vie. Selon les Purana, « Textes immémoriaux » (anciens), Vishnu, divinité qui préside à la conservation de l’univers, repose entre deux manifestations cosmiques sur les eaux primordiales, océan sans limite. Il est allongé sur un serpent appelé ananta (infini) ou shesha (vestige). Selon la vision hindoue du temps et des cycles cosmiques, lorsque l’univers se dissout, il ne disparaît pas totalement. Il demeure un vestige ou résidu qui constitue le germe, le code génétique, des univers qui suivront. Ce serpent symbolise les vestiges qui créeront de nouveaux univers. À l’aube de chaque création cosmique, une tige de lotus jaillit du nombril de Vishnu : à partir de l’horizontalité, apparaît une image de verticalité, et dans ce lotus se trouve un œuf cosmique, un embryon d’or dans lequel Brahma, le principe créateur « rêve » le monde, l’imagine et le suscite par la puissance créatrice de son esprit.
L’eau est donc première. Avant que toute manifestation n’advienne, il existe un principe originel, au-delà du temps et de l’espace : l’océan primordial où repose Vishnu.
Ce thème est repris dans un autre passage extrait de la Taittiriya Upanishad avec la notion d’aditi, illimité, qui est aussi perçu comme une onde :
« L’Un se mouvait sans souffle, mû de lui-même ». Cet Un « ondoyant » fait fonction de matrice cosmique.
Les Tantra, textes ultérieurs, évoquent la matrice vibratoire de l’univers en laquelle toute réalité vient s’inscrire, telle une vague dans l’océan.
« En l’onde illimitée, plus vaste que l’immense, sur le dos du firmament, au milieu de l’univers ayant de sa splendeur pénétré les lumières, Prajapati dans l’embryon se met à l’œuvre. Par les eaux se diffusent ainsi sur la terre tous les êtres vivants ».
Dans ce verset védique, on retrouve la métaphore de l’eau illimitée et de cet infini indifférencié. Un principe organisateur fera surgir l’infinie multiplicité des êtres. Au crépuscule de l’univers, de ce déploiement cosmique, tout se dissoudra de nouveau dans l’eau illimitée (aditi), infinie, pour resurgir.
• Eau puissante
Le nom apa, l’eau en sanscrit, vient de AP, verbe qui signifie gagner, atteindre, pouvoir, avoir puissance sur. De cette racine dérive le latin aqua, eau, mais aussi hava en gothique, hafa en haut allemand, ope en lituanien. AP est également passé dans le latin à travers le mot sanscrit apnis qui a donné amnis d’où amniotique.
La racine TU qui signifie être puissant, être fort, a généré les mots tuyam ou toyam (eau) qui ont donné en français total ou tumescence, comme une force en expansion.
La racineVR qui signifie recouvrir, submerger, a donné des mots de l’eau tel vari, urmi ou encore Varuna, divinité très ancienne du panthéon védique, qui relève des puissances aquatiques et incarne la loi cosmique, le dharma, la loi du bon ordre des choses. Varuna est le dieu lieur et délieur, qui lie, ligote quiconque enfreint l’ordre de l’harmonie cosmique, mais il délie aussi et délivre ceux qui sont au diapason de l’ordre cosmique.
Enfin la racine JAL (jala = l’eau) signifie être riche, couvrir.
Autre aspect de l’eau : sa puissance régénératrice.
L’eau représente une force immanente dans la sève des plantes puisqu’elle irrigue toute la vie végétale, ce qui est exprimé de façon imagée dans les hymnes à l’eau du RigVeda.
« Vous les eaux qui réconfortez, apportez-nous la force, la grandeur, la joie, la vision. Souveraine des merveilles, je vous demande remède. Vous les eaux, donnez sa plénitude au remède afin qu’il devienne une cuirasse pour mon corps et qu’ainsi longtemps je puisse voir le soleil. Vous les eaux, emportez le mal que j’ai commis ».
L’eau est donc un remède à la fois pour le corps et la vie de l’âme. Cette approche offre un exemple de la conception d’une continuité corps-esprit dans la pensée de l’Inde.
La Brihad Aranyaka met en évidence le lien intime, substantiel, entre la vie et l’eau :
« Les eaux sont miel pour tous les êtres, et pour les eaux tous les êtres sont miel », le miel étant conçu comme une substance nutritive par excellence.
- Eau vivante –sonore
La racine sanscrite SR qui signifie ruisseler, s’écouler, a donné ces mots bien connus : sara, l’écoulement du fleuve (samsâra, fleuve du devenir, ruissellement de l’existence, non seulement dans l’espace d’une vie, mais bien au-delà parce qu’il s’agit du « retour » dans le cycle infini des existences) ; sari, la rivière, le Gange par excellence, et le vêtement fluide dont se revêtent les femmes ; Sarasvati, déesse du flot de la parole et, à l’origine, la déesse des rivières.
L’eau symbolise également l’éphémère de toute existence.
« La vie, une goutte de rosée, une bulle à la surface de l’eau, un torrent qui dévale la montagne emportant tout sur son passage, la trace faite par un bâton dans l’eau », dit l’Anuttara Nikaya, texte bouddhique.
Un autre texte du bouddhisme ancien, exprime la même prise de conscience : il évoque la vie comme une rivière impétueuse et profonde, dont les deux rives sont glissantes et le milieu insondable.
La racine UND a donné onde, ondoyer, hydre, hydrographique.
VARSH qui signifie verser a donné le mot varsha : la pluie et les moussons, mais aussi celle qui verse, le Gange qui s’écoule sur la terre et qu’il est important d’évoquer afin de le rendre propice et qu’il ne dévaste pas la terre et les moissons par son puissant déferlement.
De NAD, qui signifie résonner, dérive nada, le son mais aussi nadi, les rivières. NAD et NAND ont une étymologie commune, or NAND signifie se réjouir (ananda, béatitude). De fait, le concept de joie est très présent dans la métaphysique de l’Inde puisque l’absolu est conçu comme « être, conscience et béatitude », sat cid ânanda.
Un passage du Matsya (poisson) Purana met au premier plan la joie en évoquant le Gange : « Les dieux t’appellent la réjouissante, le parterre de lotus, la procréatrice, celle dont le corps est l’univers, l’immortelle, la bienfaisante, la protectrice du savoir, la très apaisante, voilà tes saints noms ». Nand exprime la joie à l’instar du murmure de l’eau, toujours joyeux.
Eau-passage
L’eau, en tant que passage et métamorphose, fait passer au-delà de ce qui est en mouvement, et ramène à la source de la vie. Le rite y contribue. Cela est exprimé par tîrtha, le gué sacré, qui vient de la racine TR, traverser, qui a donné dans les langues qui nous sont proches, tra, trans. L’hindou se recueille dans l’eau, s’immerge dans l’eau. Il se réapproprie la puissance de vie originelle, une fois immergé dans le Gange. Trois images sont à retenir dans la métaphysique de l’Inde, sur ce thème de l’eau comme passage et surtout de passage survenant à l’intérieur de soi-même vers une métamorphose :
– La remontée vers la source, c’est-à-dire coïncider avec son origine.
– Le passage vers l’autre rive, qui signifie surmonter, passer au-delà des tourbillons de l’existence.
– Le fleuve qui se jette dans l’océan pour retrouver l’unité, une fois les multiples courants fondus dans une même eau.
Conclusion
Il est toujours étonnant de découvrir comment des textes plusieurs fois millénaires ont pu formuler de façon si intuitive et imagée le mystère de la vie. À travers l’élément « eau », métaphore de la vie sous tous ses aspects, positifs et négatifs, l’Inde ancienne conçoit l’univers comme une globalité, et prend conscience du cycle cosmique de l’eau. Ainsi l’eau relie le mythe et la réalité.
En conclusion de ce bref parcours parmi les mots et images de l’eau, citons le terme sanscrit rahi signifiant à la fois le trésor, l’eau, l’humidité, le suc et le nectar, et rassemblant aussi toutes les vertus du Gange, figure mythique essentielle de l’Inde.
Recueil de notes par Françoise Vernes