Synthèse de la conférence donnée par Yolande Crowe, Docteur en art et archéologie islamique (School of Oriental and African Studies)
14 avril 2008, Centre André Malraux
Yolande Crowe nous présente une toile peinte indienne rare (datée 1772) qui nous fait découvrir l’Asie des Compagnies des Indes orientales en ce XVIIIe siècle où le commerce est déjà mondialisé. Cette pièce du British Museum appartient à une série de grandes toiles de chintz produites au XVIIIe siècle sur la côte de Coromandel pour une clientèle internationale. Elle s’en distingue néanmoins par la complexité de ses motifs. Destiné au marché indien, un tel exemplaire servait de dais ou de tapis. Mais à l`exportation, on en sélectionnait certains motifs qui servaient aussi bien à l’ameublement qu’à l’habillement. On les adaptait au goût hollandais, anglais ou français. Les artisans indiens excellaient à honorer des commandes si variées.
La contribution du savoir-faire indien au marché international
La dimension importante de cette indienne (5 mètres sur 5), sa matière (toile de coton), la délicatesse de ses motifs contrastés, organisés autour d`un médaillon central, la désignent comme une doublure de dais de tente d’apparat, et non comme un tapis ou une tenture ( où l’arbre de vie est souvent figuré).
La qualité de la production de chintz de la côte de Coromandel était déjà bien connue en ce XVIIIe siècle. Depuis l’établissement des Compagnies des Indes au XVIIe siècle, l`orientalisme était devenu un art de vivre pour les Européens fortunés. Ameublement, papiers peints, laques, céramiques, reflètent l’engouement pour l’Asie.
Un contraste de motifs asiatiques et européens
La composition de cette toile indienne nous étonne par son inspiration disparate : lions, chérubins, oiseaux et fleurs d’espèces variées, courtisanes chinoises à leur miroir, soldats de la Compagnie des Indes orientales, touffes de bambous, scènes érotiques, de délassement et de plaisir sino-japonaises, logis agrémentés de jardins, évocations maritimes. Ces motifs ne présentent aucun lien apparent, mais leur aspect composite confère à cette indienne une originalité singulière. Tout aussi surprenant, le tampon de la Douane « « Saint-Pétersbourg » en écriture cyrillique, daté 1772.
Le médaillon central
À distance, le médaillon crée l’illusion optique d’une étoile octogonale réalisée grâce à l’utilisation de poncifs permettant le motif géométrique.
• L’iconographie du lion
Au centre de la toile, le lion, dressé sur ses pattes arrière, est figuré de profil. Il est entouré d’une guirlande de chérubins, l`ensemble circonscrit par un motif de formes oblongues évocatrices des pétales de lotus. Sa crinière rappelle celle des lions de marbre de l’époque Ming, installés dans la Cité interdite de Pékin. On lui a attribué une origine sri lankaise, alors qu`il s’agit manifestement d`une image symbolique des Provinces-Unies, devenues Pays-Bas en 1815. En effet, sur le blason de la plupart de ces Provinces figurait un lion. Celui-ci, auquel s’ajoutera l’épée, symbole de l`indépendance nouvellement conquise en 1648, deviendra l’évocation légitime de l’État néerlandais. Les sept flèches placées dans la patte gauche de l’animal représentent sept de ses Provinces. Des lions similaires apparaissent sur les ducats d`argent utilisés par la Compagnie des Indes orientales néerlandaise, la VOC (Verenigde Oostindische Compagnie), fondée en 1602. Mais en 1726, la Compagnie décide de frapper monnaie en utilisant cette même représentation léonine. Amsterdam s`y oppose jusqu’en 1728, date à laquelle ces nouvelles pièces commencent à circuler sur le marché de l’Extrême-Orient. La devise inscrite sur ces monnaies est celle de la République néerlandaise : Concordia res parvae crescent.
• La guirlande de chérubins
Elle forme deux cercles, décor en chevron, autour du lion. Les chérubins portent un plateau de fleurs d’une main, et un bouquet de fleurs de l’autre. Huit petits insectes ressemblant à des papillons, volètent au-dessus d’eux. Le motif du papillon, typique du goût européen, existe dès le XVIIe siècle dans l’art moghol, notamment sur les bordures de miniatures. À la même période, en Europe, la présence de chérubins est attestée dans l’art baroque. Il est surprenant de les retrouver sur une toile peinte indienne, mais ils apparaissent aussi sur les palampores (toile de coton peint et teint par réserve, pour le marché européen) et les tentures destinées aux églises arméniennes, le tout fabriqué sur la côte de Coromandel.
Touffes de bambous
Quatre touffes de bambous issues de monticules de sable sur fond jaune pâle ponctuent l’encadrement du médaillon central. Elles sont encadrées de rochers de chaque côté desquels figurent des animaux sauvages ; certains paissent tranquillement, d’autres combattent. Quelques lapins tapis à leur côté jettent des regards furtifs. Deux lapins s’échappent devant un tigre occupé à dévorer une gazelle. Un tigre bondissant tient en sa mâchoire un daim, tandis qu’une gazelle au regard inquiet tente de s’échapper. Ce genre de scènes est classique dans les miniatures mogholes.
La présence récurrente de bambous dans les décors indiens peut s’expliquer par l’influence de la peinture ou du papier peint chinois, si prisés par le goût orientaliste européen en ce XVIIIe siècle. Les Européens fortunés, fascinés par l’Asie, s’entourent de laques, papiers peints, soies brodées, cotonnades, céramiques, éventails, illustrations, originaires d’Orient. En 1700, la Compagnie des Indes orientales (VOC), alors le plus grand importateur de marchandises asiatiques, possède une centaine de vaisseaux.
Ensemble d’élégantes chinoises
De chaque côté de la toile, en leur centre, figurent deux élégantes en train de se coiffer, un miroir à la main. Elles sont assises sur du mobilier chinois. Ce thème apparaît dans la collection Tapi en Inde, et dans les collections du Victoria & Albert Museum, Londres.
Scènes d’angle
Les élégantes à leur toilette sont suivies de scènes érotiques. Encadrées par un losange sur fond blanc, celles-ci illustrent les quatre coins de la composition principale. On en voit des représentations sur papier en terres islamique et chinoise.
Alignement de soldats
Une ligne continue de soldats armés sépare la composition principale de la bordure. L’uniforme et le chapeau de ces militaires ressemblent à ceux des régiments néerlandais de l’époque. L’alignement mécanique de soldats rappelle celui des toiles peintes illustrant l’ambassade de Johannes Bacherus à la cour de l’empereur moghol Aurangzeb à la fin du XVIIe siècle.
Bordure et influence japonaise
Aucune des scènes du décor de bordure n’est reliée au reste de la composition, hormis un lion à chaque angle de la toile, qui rappelle l’emblème héraldique du médaillon central. Ces dernières années, plusieurs expositions ont évoqué le commerce international entre l’Europe et l’Extrême-Orient où la Compagnie des Indes néerlandaises s’était établie sur l’île de Deshima, seule « résidence » de la Compagnie au Japon pendant deux cents ans, de 1641 à 1854. Cette petite île du port de Nagasaki fut souvent illustrée par des visiteurs européens ou des peintres locaux. On trouve des scènes de genre dont le jeu de ballon japonais (kenari) pratiqué par des groupes d’hommes vêtus d’un tissu bleu ou rouge, laissant parfois l’épaule nue, comme sur la bordure de notre toile.
Conclusion
Nous remarquons l’état de conservation remarquable de cette indienne dont la couleur de fond, jaune sable, n’a pas été altérée contrairement à la plupart des cotonnades anciennes. On retrouve cette même teinte, ainsi que la gamme complète des couleurs de toile chintz, sur les célèbres céramiques turques de Kütahya du XVIIIe siècle, dont le décor s`inspire des motifs classiques des indiennes de la côte de Coromandel.
Cet art textile témoigne de l’expertise remarquable des artisans indiens, si précis dans l’exécution de motifs décoratifs empruntés à plusieurs répertoires, indiens, chinois, japonais, européens. Les artisans s’ingénient à répondre aux commandes des Compagnies des Indes et prouvent leur exceptionnelle faculté d`adaptation à ces nouveaux marchés.
Recueil de notes par Françoise Vernes
• Yolande Crowe est spécialiste de l’histoire de l’art musulman. Elle a contribué à des articles pour l’Encyclopédie de l’Islam. En 2002, elle établit un catalogue des céramiques blanc bleu d’origine persane, de la période safavide, qui composent la collection du V&A Museum, Londres, dont elle a recensé plus de 500 pièces. Elle a beaucoup voyagé en Asie dont elle a rapporté une moisson photographique. Elle y a conduit des voyageurs intéressés par l’histoire et l’art de l’Inde.