Conférence donnée par Roland Lardinois, sociologue, chargé de recherche au CNRS – Centre d’Études de l’Inde et de l’Asie du Sud
4 mai 2009, Centre André Malraux
Roland Lardinois centre son propos sur l’histoire des études indiennes en France de la fin du XVIIIe siècle aux années postérieures à la Seconde Guerre mondiale. Il considère tous ceux qui débattent de la connaissance de l’Inde, notamment dans l’entre-deux guerres, et les classent en « savants » — qui ont la maîtrise des langues orientales —, et « non-savants » — hommes de lettres, essayistes ou prophètes selon la définition de Max Weber. Il part de l’hypothèse que la prise en compte des « non-savants » dans l’espace des études indiennes permet d’éclairer l’interprétation de l’hindouisme et du système des castes.
Historiquement, en Occident, l’orientalisme est d’abord circonscrit au domaine biblique et à l’histoire du christianisme par la médiation des textes en langue grecque, hébraïque, araméenne, et des vestiges archéologiques qui donnent accès à cette histoire. Cet orientalisme se développe grâce aux relations diplomatiques, politiques, économiques et sociales que l’Europe noue avec le monde non européen. Mais, alors que s’étend l’œuvre missionnaire chrétienne, l’orientalisme biblique va aussi s’élargir au domaine non biblique. Ce double mouvement suscite l’intérêt pour les langues et les cultures du monde musulman : l’orientalisme français se constitue autour de la connaissance de l’arabe, du persan et du turc. À la fin du XVIIIe siècle, la campagne d’Égypte avec, quelques décennies plus tard, le déchiffrement des hiéroglyphes, la découverte de la littérature sanscrite, et l’ouverture de l’univers orientaliste à la Chine et au Japon, suscitée par l’intérêt pour le bouddhisme, favorisent le développement du savoir orientaliste.
Qui s’intéresse à l’Inde et pour quelles raisons ?
1- De 1790 aux années 1830
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, une synergie se fait entre la Compagnie des Indes, les missions jésuites en Asie et la Bibliothèque du Roi qui accumule les manuscrits en langues orientales. Les jésuites collectent systématiquement ces manuscrits en Inde, entre Chandernagor et Pondichéry, et les acheminent vers la France via la Compagnie des Indes. Cette politique mise en place par l’abbé Bignon à partir des années 1720, va se développer dans les années 1750. C’est l’époque où Anquetil Duperron part en Inde à la recherche de manuscrits également collectés par les Anglais, tel l’érudit William Jones, fondateur des institutions orientalistes à Calcutta. La concurrence est vive. Les Français n’acceptent pas la polémique violente que William Jones avait lancée contre les projets orientalistes d’Anquetil Duperron, contestant ainsi à la France le monopole de la connaissance des langues et des cultures orientales.
Défaite par les Anglais, la France va se retrouver quasiment exclue du territoire indien. La rivalité avec les Anglais anticipe les créations académiques et va donc marquer l’histoire des institutions françaises consacrées à l’Inde et l’Extrême-Orient jusqu’à la fin du XIXe siècle.
Les travaux de Sylvia Murr, pionnière de l’histoire des études indiennes au Siècle des Lumières, montrent que les études s’organisent alors autour de trois pôles : les savants, les philosophes, et les jésuites, chacun de ces groupes s’adressant à un public spécifique qui circule librement entre ces lieux de débat, respectivement les académies, les salons philosophiques et les collèges.
La Révolution française marque un grand tournant qui occasionne un bouleversement institutionnel, notamment dans les études orientalistes qui s’organisent selon un triple processus :
– La création d’institutions savantes comme lieu de production du savoir orientaliste, créant les premières opportunités de carrière.
– La naissance d’un groupe de spécialistes des langues et littératures de l’Inde.
– La mise en place de revues spécialisées qui agissent comme des instances de légitimation et de diffusion des connaissances orientalistes.
En 1795, l’École spéciale des Langues orientales vivantes est créée par un décret de la Convention, à l’initiative de l’orientaliste Louis Mathieu Langlès. Les premières langues indiennes étudiées sont le persan, l’hindoustani en 1830, et le tamoul à la fin du XIXe siècle.
En 1803, les hostilités reprennent entre la France et l’Angleterre. Alexander Hamilton, un officier anglais de retour de Calcutta, se trouve assigné à résidence en France. Membre de l’Asiatic Society de Calcutta où il a appris le sanscrit, il initie à cette langue quelques érudits orientalistes français à l’exception d’Antoine-Léonard de Chézy (celui-ci ne s’y intéresse pas, même s’il occupera plus tard la première chaire de sanscrit). Pourtant le contexte indien est prometteur : en 1784, William Jones (traducteur de Chakuntalâ de Kâlidâsa qui émerveille les intellectuels européens) a fondé la Société asiatique de Calcutta, modèle sur lequel vont se calquer toutes les autres sociétés. La première traduction de la Bhagavad Gîta est parue en anglais en 1789. Et en 1800, apparaissent les premières publications en anglais des orientalistes de Calcutta, qui vont être rapidement traduites en français.
Bien que l’expédition d’Égypte focalise l’intérêt des milieux savants français, la chaire de turc et de persan au Collège de France est divisée en deux chaires distinctes en 1805. En 1814, sont créées deux chaires dévolues, l’une à la langue et à la littérature sanscrites et occupée par Antoine-Léonard de Chézy, et l’autre à la langue et à la littérature chinoises. En 1822, la Société asiatique est fondée à Paris ainsi qu’une revue spécialisée, le Journal asiatique.
Néanmoins les savants français se heurtent à de grandes difficultés pour développer l’étude du monde indien et se trouver une place dans les institutions françaises, comme en témoignent quatre trajectoires d’orientalistes appartenant à des générations différentes : ainsi Anquetil Duperron (né en 1731) bien qu’il fût à l’Académie, Silvestre de Sacy (né en 1758) bien qu’il fût une grande figure orientaliste, Mathieu Langlès (né en 1763) bien qu’il se destinât à une carrière coloniale, et Antoine-Léonard de Chézy (né en 1773) bien qu’il occupât la première chaire de sanscrit au Collège de France. En témoigne la correspondance d’Eugène Burnouf (1801-1852), qui succède à Antoine-Léonard de Chézy mort du choléra en 1832.
La volonté d’expansion française et la soif de carrières coloniales ne trouvent pas de débouchés en Inde, et les orientalistes sont donc amenés à inventer des positions dans l’espace français. Dans les années 1770, Anquetil Duperron élabore un plan pour fonder un collège en Inde qui formerait les administrateurs coloniaux en les initiant aux langues indiennes. Mais il n’éveille aucun écho auprès du pouvoir royal, et ne peut mener à bien son projet qui sera réalisé par les Britanniques trente ans plus tard, en 1800, avec l’ouverture du Collège de Fort William à Calcutta.
2- De 1860 aux années 1920-1930
La première moitié du XIXe siècle ne peut produire un corps de spécialistes : le Collège de France ne délivre pas de diplômes, et l’École des Langues orientales forme des traducteurs pour les entreprises diplomatiques françaises plutôt que des savants. À l’époque la distinction entre l’enseignement des langues vivantes aux Langues’O et l’enseignement des langues classiques comme le sanscrit au Collège de France n’est pas encore très marquée, même si elle est bien inscrite dans ces deux institutions.
Il faut attendre les années 1860 pour observer la seconde phase d’institutionnalisation des études indiennes en France. Quelques postes se créent à l’université et les études orientalistes font leur entrée dans le monde académique : un corps de spécialistes va pouvoir se former à l’université et se reproduire. Mais cela reste modeste comparé à l’Allemagne, ce dont les orientalistes français sont très conscients. La défaite de 1870 va accélérer la fondation de l’École pratique des hautes études, initiée par Renan, soutenue par Victor Duruy et les orientalistes français. Cette école d’érudition philologique, calquée sur le modèle du séminaire allemand, montre l’influence de l’érudition allemande dans les années 1870. Deux sections s’ouvrent au sein de cette école, d’abord celle des sciences historiques et philologiques (IVe section), et en 1885, celle des sciences des religions (Ve section) qui voit le jour grâce aux crédits alloués à la faculté de théologie (au sein de la Sorbonne) qui doit fermer. Les milieux catholiques n’acceptent pas cela. Jusqu’à la séparation de l’église et de l’État au début du XXe siècle, les catholiques vont essayer de concurrencer les études orientalistes non bibliques au sein de l’Institut catholique de Paris et de créer d’autres instituts. Ils échouent et les intellectuels catholiques se redéploient finalement au sein de l’université.
Une chaire de sanscrit est créée à la Sorbonne, puis à l’université de Lyon. Et à la fin de la Première Guerre mondiale, les Français reprennent la chaire orientaliste de Strasbourg de fondation allemande.
Au tournant du XXe siècle, la conquête de l’Indochine amène la France à construire à Hanoï l’École Française d’Extrême-Orient, rivale de la Société asiatique de Calcutta.
Avec le transfert de l’entreprise de Guimet de Lyon à Paris, le musée Guimet ouvre en 1889 grâce à l’État.
Toutes ces institutions s’accompagnent de la naissance de revues savantes : le Journal asiatique, le Bulletin de l’École Française d’Extrême-Orient et la Revue des arts asiatiques, avec une division du travail disciplinaire entre ces trois revues.
Toujours, au début du XXe siècle, l’École du Louvre dispense un enseignement indianiste lié au musée Guimet.
En 1927, l’Institut de civilisation indienne est fondé par Sylvain Lévi. Contrairement aux autres institutions, cet institut ne crée pas de poste de recherche, mais au regard du milieu indianiste, c’est une fondation porteuse de sens. D’une part, elle s’inscrit dans un mouvement de réforme de l’université : dans les années 1920, la Sorbonne est constituée par des instituts disciplinaires, mais n’a qu’un ou deux instituts d’aire culturelle. D’autre part, l’indianisme tend vers une relative autonomisation du domaine d’étude savant au sein de l’université. La création de l’Institut de civilisation indienne au sein de l’université de Paris, marque cette volonté de fédérer les enseignements. Enfin, troisième élément important : la notion de civilisation incluse dans l’intitulé de l’institut fait débat dans le monde culturel de l’entre-deux-guerres, débat qui est relayé par le ministère de l’Instruction publique qui s’interroge sur le sens de cette notion.
La notion de civilisation dans le contexte des années 1920
Le grand débat idéologique Orient-Occident autour de la notion de l’universel divise la droite nationaliste et les milieux progressistes : la civilisation occidentale héritée des grecs a-t-elle valeur universelle, ou peut-on y faire entrer d’autres grandes cultures ? Ce débat, importé d’Allemagne via des revues d’avant-garde, comme La revue philosophique, mobilise universitaires, orientalistes, peintres, poètes, romanciers, journalistes.
En 1929 le philosophe Henri Berr créée le Centre de synthèse historique soutenu par l’État, et il organise une journée d’étude sur la notion de civilisation. À ce grand débat entre historiens et sociologues disciples de Durkheim, participent Lucien Febvre et Marcel Mauss. Celui-ci reprend les considérations sociologiques sur la civilisation qu’il avait commencé à élaborer avec Durkheim, mort en 1917. Pour la première fois l’Inde est constituée comme une aire culturelle, deux décennies avant que les Américains ne redécouvrent cette notion d’aire culturelle et ne construisent autour d’elle des centres académiques universitaires, en particulier à Chicago.
Sylvain Lévi a une vision générale, plurielle, incluant dans la civilisation indienne les musulmans et le fait colonial européen.
3- Après la Seconde Guerre mondiale
Les études indiennes vivent encore sur la structure héritée de la première moitié du XIXe, mais la création du CNRS ouvre des postes pour les orientalistes.
Comment s’organise la connaissance de l’Inde en France ?
Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du XIXe que l’on peut faire des études indianistes à l’université et espérer avoir un poste. Pour comprendre les débats autour de la connaissance de l’Inde dans cette période, il faut prendre en compte « savants » et « non-savants ».
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Le pôle « savant » des études indiennes
Cinq grands indianistes, tous universitaires, se sont interrogés sur les limites à donner à l’espace des études indiennes : Jules Bloch, Louis Renou, Jean Filliozat, Paul Demiéville, sinologue, et Paul Masson-Oursel. À l’exception de Paul Demiéville qui ne prend en compte que les savants, tous les autres incluent dans leur panorama des non universitaires. Mais ils ne sont pas d’accord entre eux sur ces derniers, et leur jugement peut varier au cours du temps. Ainsi Louis Renou, qui est très sévère sur Romain Rolland, reconnaît ultérieurement que celui-ci a fait un remarquable travail de vulgarisation pour faire connaître l’Inde. Paul Masson-Oursel considère René Guénon comme une figure avec laquelle on peut débattre, alors que la Sorbonne avait refusé à ce dernier de soutenir une thèse qu’il entendait placer sous la direction de Sylvain Lévi. Jules Bloch inclut dans les indianistes Jean Herbert, proche de Romain Rolland et auteur de nombreuses traductions des œuvres de Vivekananda. Louis Renou condamne le travail de Vivekananda. Jean Filliozat, enfin, participe à des numéros de la revue Planète, dans lesquels il commente l’œuvre de René Guénon.
Par l’analyse d’entretiens et des biographies de 111 personnes (ayant participé aux études orientalistes), je suis arrivé à une certaine représentation de cet espace de débat entre « savants » et « non-savants » et de l’opposition qui sépare universitaires et non-universitaires.
Une deuxième opposition existe au sein même du milieu savant, selon que l’on est plus ou moins philologue, philosophe, spécialiste de l’histoire de l’art. Certaines personnes cumulent des compétences dans ces domaines.
Mais les indianistes se classent en s’opposant. Les philologues, ayant la maîtrise des textes, se classent au-dessus des philosophes et des historiens de l’art.
Le facteur confessionnel permet de faire des passerelles entre « savants » et « non-savants ». Pour déterminer la confession des indianistes enquêtés, je me suis basé sur les nécrologies, les textes des intéressés, les déclarations, et j’en ai conclu que la moitié d’entre eux étaient catholiques, avec un faible pourcentage d’érudits juifs (7 à 8 % ), et quasiment pas de protestants.
L’appartenance confessionnelle peut-elle induire certains choix d’objets scientifiques, et certains points de vue sur ces derniers ?
Prenons l’exemple de Sylvain Lévi. Il était un grand intellectuel juif qui, contrairement à Jules Bloch, avait un engagement public (président de l’Alliance israélite universelle fondée dans les années 1860). Il prend position pour le colonel Dreyfus en 1898, à son retour du Népal. Il se déclare « juif et bouddhisant ».
Il naît en 1863 dans un milieu de tailleurs du Marais. Alors qu’il appartient à une minorité dans la France de la fin du XIXe, il va occuper une position dominante dans les études indiennes, Lorsque son maître à la Sorbonne, Abel Bergaigne, décède dans un accident de montagne, Sylvain Lévi va être amené à lui succéder. À 31 ans, il entre au Collège de France, d’où il rayonnera pendant quarante ans sur l’indianisme jusqu’à sa mort en 1935. Il a été un fédérateur qui a fait l’unanimité du point de vue humain et scientifique, et un bâtisseur qui a su développer de nouveaux chantiers orientalistes. Il a embrassé presque tous les domaines, sauf l’histoire de l’art et de l’archéologie, bien qu’il ait fortement soutenu les travaux d’Alfred Foucher en Afghanistan.
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Mystiques, « prophètes » et philosophes orientalistes
Romain Rolland est universitaire, agrégé d’histoire, professeur à la Sorbonne dans le domaine novateur de l’histoire de l’art et de la musique. Mais il quitte l’université pour une carrière d’écrivain, couronnée par le prix Nobel. Il épouse en première noce la fille de Michel Bréal, professeur au Collège de France, maître en philologie comparée, et proche de Sylvain Lévi. Romain Rolland se sent donc entièrement légitime pour écrire sur Gandhi et sur l’Inde.
René Guénon, de qui Romain Rolland disait « là où se trouve Guénon, Romain Rolland ne peut pas être », n’est pas non plus un autodidacte. Il passe un diplôme d’études en philosophie sur Leibniz, mais il se trouve écarté de l’université pour des raisons scientifiques, car il estime qu’il n’a pas à passer par une étude critique des sources. Sa thèse est refusée dans les années 20 et, après son exclusion de l’université, il est accueilli par la droite nationaliste de l’Institut catholique, notamment Jacques Maritain. Mais René Guénon est mis à l’écart par cette droite intellectuelle, inquiète de son syncrétisme très lié à certains courants catholiques intégristes, son affiliation à différentes branches de l’ésotérisme, et son intérêt pour l’hindouisme. Il décide de partir au Caire où il se convertit à l’islam. Il prend la direction d’une revue ésotérique qu’il rebaptise Études traditionnelles pour tenter de concurrencer le Journal asiatique et le milieu érudit.
Parmi les figures d’orientalistes catholiques, citons le Père Jésuite Auguste Marie Boyer (mort en 1938) et le sanscritiste belge Louis de la Vallée Poussin, catholique engagé. Celui-ci se penche sur les dharma kosha, les traités les plus élaborés de la philosophie bouddhique, qu’il estime proches de la Somme de Saint Thomas d’Aquin. Olivier Lacombe (mort en 2001) est amené à la philosophie indienne par Jacques Maritain et le Cercle de Meudon, un groupe de spiritualité de l’entre-deux guerres intéressé par une comparaison entre la spiritualité chrétienne, l’hindouisme et l’islam. Dans le contexte du débat idéologique sur l’Orient et l’Occident des années 1920, Jacques Maritain s’intéresse à la philosophie hindoue et demande à Olivier Lacombe de l’approfondir. Toute l’œuvre d’Olivier Lacombe est marquée par sa réflexion de chrétien catholique sur la philosophie brahmanique. Citons encore, pour les années 1950, l’abbé Jules Monchanin, dont on parle comme d’un « prophète moderne », établi en pays tamoul où il séjourne auprès du maître védantin Sri Ramana Maharshi. Il fonde ensuite un ashram où vont graviter les milieux orientalistes français qui se rendent à l’Institut français de Pondichéry fondé par Jean Filliozat en 1955.
Débat universitaire autour du système des castes
Les travaux presque contemporains d’Émile Senarti et de Célestin Bougléii (1870-1940) sur le système des castes sont considérés comme les premières études d’importance sur ce sujet.
Redevable à Célestin Bouglé de ses travaux sur le système des castes, et héritier de Durkheim et de Marcel Mauss, le sociologue-anthropologue Louis Dumont prend appui sur l’analyse des textes en sanscrit mais aussi sur l’enquête de terrain pour renouveler la connaissance de l’Inde. En 1966 il publie Homo hierarchicus où il expose sa compréhension du système des castes, qui suscite de vives controverses mais qui s’impose comme un ouvrage de référence sur la sociologie de l’Inde.
En 1969, Louis Dumont préface une réédition de l’Essais sur le régime des castes de Célestin Bouglé, auteur également d’une thèse sur l’égalité et la démocratie. Dans son Essais, il met en contrepoint avec les idées démocratiques la hiérarchie du système des castes.
Guère satisfait de cet ouvrage, Marcel Mauss a fait une critique radicale de Bouglé dans une correspondance privée adressée à ce dernier (cette lettre a été publiée dans La revue française de sociologie en 1979) : « La plus grave lacune est, à mon avis, l’effet de votre point de vue pour ainsi dire constamment juridique, politique, général. »
Il reproche à Bouglé de ne pas avoir compris que le système des castes repose sur la religion et le sacrifice. Mais cette critique est-elle fondée, dans la mesure où Bouglé s’inscrit dans la filiation de Marcel Mauss et de Sylvain Lévi (dont la Doctrine du sacrifice dans les Brâhmanas inspire la réflexion de Marcel Mauss) ?
Pour contrer Bouglé, Marcel Mauss a fait traduire en français l’ouvrage d’Arthur Hocart sur les castes. Après une éducation classique à Oxford, Hocart a fait une carrière d’administrateur colonial, notamment à Ceylan où il dirigea le département d’archéologie. Associant érudition indianiste et observation ethnographique, il publie en 1938 une étude comparée du système des castes à Ceylan et en Inde du Sud, dans laquelle il se livre à une critique sévère de Bouglé (sans le nommer explicitement) et de Senart, leur reprochant d’avoir des préjugés anti-cléricaux qui les empêchent de comprendre le système des castes.
De fait, Bouglé est un des fondateurs du Cercle rationaliste laïc, défenseur du régime républicain et des idées égalitaires. Senart, en revanche, est un catholique conservateur qui défend l’œuvre coloniale en Indochine. Marcel Mauss, comme Hocart, se méprend sur l’un et sur l’autre. Il ne comprend pas le travail de Bouglé qui suit Senart sur l’interprétation du système des castes.
Selon Senart, les brahmanes n’ont pas créé le système des castes, mais ils ont inventé la théorie du système des castes, et les indianistes se trompent en prenant la théorie du système des castes pour la pratique de ce système. La critique de Senart est reprise par Bouglé qui met en lumière ce que Bourdieu a appelé un « effet de théorie » : une représentation théorique du monde est incorporée et devient une réalité. Par exemple, il faut que Marx écrive sur les luttes de classe pour que celles-ci deviennent un concept opératoire qui permet de comprendre les luttes de classe dans les sociétés modernes contemporaines.
Prolongeant Senart, et avec les outils sociologiques qui étaient les siens au début du XXe siècle, Bouglé défend le point de vue suivant : on confond la théorie indigène savante, brahmanique (les brahmanes produisent la théorie du système des castes) avec une théorie sociologique qui doit incorporer cette théorie indigène, mais qui doit s’en distinguer.
Pour Louis Dumont, le sociologue doit confronter la « théorie (indigène) » du système des castes aux pratiques qu’il observe.
Il existe donc une confusion au cœur du travail de Louis Dumont entre connaissance indigène et théorie sociologique. Il importe de ne pas prendre la théorie pensée de manière complexe par les lettrés indigènes sur leur propre société pour une théorie de ce système social égale à une vérité sociologique. Jusqu’à aujourd’hui, les Indiens nous renvoient à cette question : de quel point de vue parlez-vous pour contester le point de vue savant indigène ?
Recueil de notes par Françoise Vernes
Roland Lardinois a publié notamment :
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L’invention de l’Inde, entre ésotérisme et science, Paris, CNRS Éditions, 2007, ouvrage d’un grand intérêt pour l’historiographie des études indiennes.
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Il a publié en collaboration avec Gregory Bongard-Levin et Alexey Vigasin, Correspondances orientalistes entre Paris et Saint-Pétersbourg (1887-1935), Paris, Académie des inscriptions et belles-Lettres, 2002.
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Il a dirigé avec Lyne Bansat-Boudon un colloque consacré à Sylvain Lévi en octobre 2003, qui a donné lieu à la publication : Sylvain Lévi (1863-1935) Études indiennes, histoire sociale (collection Bibliothèque de l’École des hautes études), Brepols, 2007.
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Il a édité la leçon inaugurale inédite de Sylvain Lévi dans la chaire de langue et littérature sanscrites du Collège de France, donnée le 16 janvier 1895 : Sylvain Lévi, Génie de l’Inde, Paris, éditions Allia, 2008.
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Il a co-traduit et présenté : Miroir de l’Inde. Études indiennes en sciences sociales, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1988.
Notes
i Émile Senart, Les castes dans l’Inde. Les faits et le système, Paris, Geuthner, 1927.
ii Célestin Bouglé, Essais sur le régime des castes, préface de Louis Dumont, Paris, PUF (4e éd. 1969 (1re éd. 1908).