Conférence donnée par Claude Markovits, directeur de recherche au CNRS
26 janvier 2009, Centre André Malraux
On connaît sur la longue durée l’existence d’importants réseaux marchands et de puissants hommes d’affaires en Inde ; des dynasties bancaires et marchandes sont attestées depuis la période médiévale. Claude Markovits évoque dans un premier temps cette histoire du monde marchand indien. Puis, il s’interroge sur les raisons pour lesquelles l’entreprise familiale est restée la forme d’organisation la plus répandue dans le monde des affaires indien donnant parfois naissance à des dynasties d’affaires qui se prolongent jusqu’à nos jours. Il présente quelques dynasties d’affaires de l’Inde contemporaine.
• L’histoire du monde marchand en Inde
On dispose d’un important corpus d’inscriptions, en partie en sanskrit, en partie en langues vernaculaires, qui inscrivent dans la pierre la mémoire d’un groupe de marchands qui s’intitulaient eux-mêmes les 500 seigneurs d’Ayyavole (l’actuelle Aihole dans le Karnataka) et qui ont été très actifs entre le IXe et le XIVe siècle dans le commerce entre l’Inde du Sud, Ceylan et l’Asie du Sud-Est. On dispose aussi de corpus d’inscriptions, notamment au Kerala, dans la région de Quilon, avec des inscriptions multilingues (tamoul, arabe, hébreu, persan) qui attestent la présence de différents groupes marchands dans les ports du Kerala, mais sans indications précises des routes commerciales et des marchandises échangées.
Le réseau gujarati
La Suma oriental écrite au début du XVIe siècle par Tomé Pires, apothicaire du roi du Portugal, Manuel Ier, nous informe d’un réseau qui s’étendait à l’ensemble de l’océan indien, et qui s’est installé au XVe siècle, à partir du port de Cambay, dans le sultanat du Gujarat : « Cambay étend deux bras, l’un qui s’étend jusqu’à Aden, l’autre jusqu’à Malacca ». Les marchands gujarati de Cambay avaient donc établi une domination sur le commerce maritime de l’océan indien au XVe siècle entre ces deux points extrêmes. Ils avaient ainsi une situation forte dans le sultanat de Malacca qui avait été créé à peu près à la même époque que celui du Gujarat (début du XVe siècle).
Cet impressionnant réseau a subi durement le contrecoup de l’arrivée des Portugais à la fin du XVe siècle, et leur destruction du sultanat de Malacca. Mais il a survécu grâce à l’échec d’Albuquerque devant Aden.
Le rôle important du port de Surat
Au XVIIe siècle, les commerçants gujarati, la plupart musulmans, basés avant tout dans le grand port de Surat qui avait succédé à Cambay comme port principal de la côte occidentale de l’Inde, dominaient le commerce entre l’Inde et le Moyen-Orient, en particulier au Yémen où les Européens venaient s’approvisionner en café. Ils apportaient aussi le tissu du Gujarat jusqu’à Moka qui avait succédé, à ce moment-là, à Aden comme principal port du Yémen. Ils étaient payés par les marchands locaux en piastres espagnoles avec lesquelles Anglais et Hollandais finançaient leurs achats de café. Ce réseau gujarati existait encore au XVIIe siècle. Au début de ce siècle, le plus célèbre commerçant de Surat, Virjivora, était le principal armateur et marchand de ce grand port. Les Compagnies européennes étaient dépendantes de lui : il leur avançait de l’argent et les Européens transportaient ses marchandises sur leurs propres bateaux. Cependant il était rare que les fortunes accumulées à Surat durent plus d’une ou deux générations. Ce fait a renforcé une idée assez répandue selon laquelle, dans l’Inde précoloniale, les marchands se trouvaient dans une situation sociale et politique précaire, étant soumis à l’arbitraire d’un pouvoir politique indifférent à la prospérité commerciale et qui voyait dans les fortunes marchandes une occasion d’exaction fiscale. Or on sait que sous l’Empire moghol, les princes de la Maison impériale ne dédaignaient pas d’armer des navires de commerce, et qu’ils étaient loin d’être indifférents aux considérations de profit ; cependant rares ont été les familles marchandes capables de se consolider en véritables dynasties sur plusieurs générations. Un exemple est fourni par la célèbre firme bancaire des Jagat Seth.
La dynastie des Jagat Seth « banquiers du monde » à l’époque moghole
Cette firme familiale appartient à la communauté Marwari (un ensemble de castes marchandes hindoues et jaïnes originaires d’une partie de l’État actuel du Rajasthan, en particulier de l’ancien État princier du Marwar dont Jodhpur était la capitale, mais aussi de la région voisine du Shekavati qui faisait partie de l’État de Jaipur). Les Marwari sont depuis le XVIIIe siècle une importante communauté d’affaires en Inde dont la puissance s’est encore renforcée pendant la période coloniale.
Les origines de la famille des Jagat Seth remontent au milieu du XVIIe siècle, lorsque sous le règne de l’empereur Shah Jahan, un marchand de la ville de Nagaur au Marwar, Hiranand Shah, de la caste jaïne des Oswal, quitta son village natal en 1652 pour aller s’installer à Patna au Bihar. C’était un important centre commercial et financier, où l’East India Company avait commencé à s’approvisionner en salpêtre. Cet homme semble avoir exercé la profession ancestrale de marchand banquier avec succès. À sa mort en 1711, l’aîné de ses fils, Manikchand, quitta Patna pour Dacca qui était en train d’émerger comme le siège de la vice-royauté du Bengale sous les Moghols. Dacca était un grand centre commercial célèbre pour sa production textile (les mousselines de Dacca), et le siège de comptoirs anglais, hollandais et français.
Au début du XVIIIe siècle, Murshid Kuli Khan, diwan du Bengale, principal fonctionnaire financier, en conflit avec le vice-roi, quitta Dacca pour s’installer dans la ville de Madsudabad, rebaptisée en son honneur Murshidabad. Manikchand l’a suivi et, après quelque temps, a été placé à la tête de l’atelier monétaire contrôlé par les nawab du Bengale qui étaient en train d’acquérir leur indépendance de fait par rapport à l’Empire moghol. Donc l’ascension de Manikchand coïncida avec l’élévation de Murshid Quli Khan au rang de gouverneur du Bengale, de l’Orissa et du Bihar (1713). Manikchand a joué un rôle essentiel dans la gestion des finances du Bengale : il recevait des zamindar le produit de la collecte de l’impôt et versait lui-même le tribut annuel que le nawab du Bengale versait à l’empereur à Delhi. Il est mort en 1714 sans descendance. Mais il avait adopté son neveu Fatehchand (selon une pratique très courante dans les familles hindoues) qui lui succéda à la tête de la firme et qui obtint de l’empereur moghol le titre de Seth, un titre honorifique pour désigner un grand marchand, puis le titre de Jagat Seth.
Après la mort de Fatehchand en 1744, son petit-fils Mahtabchand et un de ses cousins Swarupchand prirent en main la firme dont ils renforcèrent encore la position dominante dans l’État des nawab du Bengale. Ils jouèrent un rôle politique essentiel au moment de la révolution qui, en 1757, renversa le nawab Siraj-ud-daula pour le remplacer par Mir Jafar avec le soutien de l’East India Company. Ce sont les banquiers Jagat Seth qui ont financé la coalition contre Siraj-ud-daula. Pas plus que les Britanniques sans doute, ils n’imaginaient que cette révolution allait déboucher sur la domination britannique du Bengale qui allait rapidement sonner le glas de cette famille de banquiers qui l’avait pourtant favorisée. Leur position privilégiée cessa en 1771 quand Warren Hastings, gouverneur du Bengale (il sera gouverneur général du Bengale et de l’Inde en 1773), décida de transférer la trésorerie du Bengale de Murshidabad à Calcutta. La famille a continué à exister jusqu’au début du XXe siècle. Que cette dynastie ait joué un rôle économique important dans l’Inde précoloniale sur une durée correspondant au moins à quatre générations, s’explique en partie par le lien très privilégié que ces banquiers avaient noué avec la dynastie régnante des nawab du Bengale.
Les firmes familiales dans le capitalisme indien à l’époque coloniale
Le passage de l’Inde sous domination coloniale britannique entre 1757 et 1818 a été marquée par une réorganisation des circuits commerciaux qui furent largement organisés autour des trois métropoles coloniales de Calcutta, Bombay et Madras, où se sont installées de puissantes firmes privées britanniques, surtout après l’abolition du monopole commercial de l’East India Company en 1813. Mais les marchands et banquiers indigènes ont cependant conservé des positions, en particulier dans le commerce intérieur et dans la finance locale, deux domaines qui n’intéressaient guère les Britanniques. Même dans les grands ports, se sont multipliés des intermédiaires indigènes travaillant pour les firmes britanniques. Petit à petit, s’est ainsi constituée une nouvelle catégorie d’hommes d’affaires indiens.
Après une période de deux ou trois décennies, de 1820 à 1850, marquée par une stagnation économique, l’économie indienne a connu une certaine croissance, surtout grâce à l’exportation de matières premières agricoles (coton, jute, thé, opium). On remarque que l’introduction des formes juridiques britanniques, comme la société par actions dans les années 1850, n’a pas entraîné de modifications fondamentales du caractère familial de la plupart des firmes indiennes. Sans doute parce qu’il n’existait pas à l’époque, en Inde, de véritable marché des capitaux et que pour lever des capitaux, les entreprises devaient utiliser les relations personnelles de leurs propriétaires. On faisait avant tout confiance aux gens de sa famille ou de familles alliées appartenant à la même caste. Ainsi, même dans le secteur industriel moderne qui s’est mis en place à partir des années 1850, avant tout dans l’industrie cotonnière à Bombay et dans quelques autres centres, ce sont des firmes familiales qui ont joué le rôle essentiel.
Ces firmes ont adopté le managing agency system, un système de gestion des entreprises spécifique à l’Inde coloniale. Ce système de gestion de société par actions était assuré par des managing agents sous contrat, rémunérés, en général, sur la base d’une commission fixe et non d’un pourcentage des profits. Dans le cadre de ce système, quelques familles à la réputation solide ont pu progressivement s’assurer un contrôle sur un grand nombre d’entreprises, telle la famille Tata qui est devenue au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, l’une des trois ou quatre familles dominantes de l’industrie cotonnière à Bombay. Ces entreprises familiales étaient des firmes marchandes dont la logique était plus financière et commerciale qu’industrielle, même quand elles avaient investi dans l’industrie, car les banques, et en particulier les banques officielles contrôlées plus ou moins par le gouvernement colonial ou les grandes banques britanniques installées en Inde, étaient extrêmement réticentes à avancer des capitaux à des entrepreneurs indiens. Donc l’état colonial adoptait une politique de laisser-faire ; dans le cadre socio-économique de l’Inde coloniale, il était très difficile pour des gens n’appartenant pas à la classe marchande de lever des capitaux pour créer des entreprises.
La transformation de familles marchandes en dynasties
L’idée de dynastie sur une longue durée contredit la théorie du cycle générationnel, formulée par l’économiste britannique Alfred Marshall, et popularisée par le romancier Thomas Mann dans les Buddenbrook qui raconte l’histoire de trois générations d’une famille d’armateurs lübeckois. La première génération crée la firme. La deuxième se contente de la maintenir. La troisième dilapide le capital. Ce processus s’observe en Inde comme ailleurs. Mais certaines firmes se maintiennent. Pourquoi ?
• Le maintien de l’entreprise familiale dans les milieux d’affaires indiens
Au-delà du talent des hommes d’affaires, des formes d’organisation qu’ils adoptent, de la solidité de la structure familiale elle-même, le cadre juridico-légal, avec le droit successoral, aide à pérenniser les dynasties d’entreprises.
La Hindu joint family
On trouve une certaine continuité inter-générationnelle, en particulier chez les hindous.
En Inde, il n’y a pas de code civil s’appliquant à la totalité de la population et le droit successoral est lié à la communauté religieuse à laquelle chacun appartient. Le droit successoral majoritaire chez les hindous favorise la transmission intégrale des actifs, sans partage d’une génération à l’autre, grâce à l’existence d’une unité juridique particulière qui s’est développée pendant la période coloniale : la hindu joint family. Le critère essentiel d’une joint family (famille élargie) est la présence d’une cuisine commune. Or, très souvent, on la désigne comme une union de familles nucléaires vivant sous un toit unique, mais qui gardent des cuisines séparées. Même si ce n’est pas une réalité sociologique, la hindu joint family a néanmoins une valeur juridique.
A contrario, le Bengale a un autre système, appelé dayabagha, d’après un traité ancien de droit qui favorise les successions individuelles et le partage des actifs. On a parfois expliqué par ce fait la rareté des succès d’entreprises chez les Bengalis.
Le respect des anciens
Le respect qui est accordé aux anciens dans le cadre des familles indiennes traditionnelles et qui fait que les jeunes garçons de la famille ne se définissent pas par opposition au patriarche mais acceptent d’être guidés par lui, explique aussi que certaines firmes familiales aient pu se perpétuer sur plusieurs générations.
La firme familiale est restée la forme dominante malgré deux facteurs :
Le bouleversement des hiérarchies
Depuis le début des années 1990 et les nouvelles réformes libérales, le monde des affaires indien a connu des bouleversements. On a vu émerger une nouvelle catégorie, celle des milliardaires du software, qui ont souvent des origines assez différentes de celles des élites traditionnelles.
L’explosion du marché des capitaux
Le marché a explosé puisque la capitalisation de la bourse de Bombay depuis 1991 a été multipliée par un facteur très élevé. Normalement une telle expansion du marché des capitaux devrait conduire à une marginalisation des firmes familiales. Mais la résilience de ces dernières s’explique probablement par le fait qu’au-delà du succès spectaculaire des milliardaires du software, le monde des grandes affaires est resté dominé, dans son ensemble, par des gens issus de castes marchandes, et qui préfèrent toujours accorder leur confiance à des membres de leur famille.
Citons le groupe Reliance créé par Dhirubai Ambani qui est le principal « responsable » de l’expansion du marché des capitaux car il a financé systématiquement le développement rapide de son entreprise par le recours à des émissions massives d’obligations. Pourtant, quand il est mort, son entreprise, dont il avait conservé le contrôle, est restée aux mains de ses deux fils.
Lakshmi Mittal, homme d’affaires indien installé à Londres, dont la firme Arcelor Mittal contrôle 10% de la production mondiale d’acier a maintenu un contrôle familial sur sa firme bien qu’il ait fait appel au marché international des capitaux.
• Quelques exemples de dynasties d’affaires
La plupart des grands groupes d’affaires actuels ont des origines qui remontent à la période coloniale, surtout de 1914 à 1947, années qui ont vu le capital indien consolider sa position par rapport au capital britannique. Fait assez unique dans le monde colonisé : au moment de l’indépendance, le capital indien était aussi puissant que le capital britannique dans l’économie indienne.
Le groupe Lalbhai
Parfois, l’origine de certains groupes peut remonter à un passé plus lointain, comme celui du groupe Lalbhai, originaire d’Ahmedabad, capitale du Gujarat, grand centre traditionnel d’industrie textile, qui reste un centre financier et économique important. Lalbhai connaît un processus de déclin depuis les années 1970, après avoir été un des groupes les plus dynamiques entre 1920 et 1960. Cette famille jaïne d’Ahmedabad se réclame comme ancêtre un joaillier de la cour impériale moghole sous les empereurs Jahangir et Shah Jahan, dans la première moitié du XVIIe siècle. Ses descendants ont exercé à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle la fonction de nagarseth, « Principal des marchands » d’Ahmedabad, ce qui montre le prestige de cette famille. La banque et le commerce étaient les activités essentielles de cette firme. Une séparation entre branches, phénomène récurrent, a eu lieu au début du XIXe siècle. C’est à l’une des lignées collatérales, et non à celle des nagarseth, qu’appartenait Dalpatbhai Lalbhai qui fit fortune grâce au coton pendant la guerre de sécession. Cette guerre avait interrompu l’approvisionnement en coton venant des États du sud des Etats-Unis, ce qui entraîna une flambée spéculative extraordinaire du cours du coton à l’échelle mondiale. L’Inde, un des principaux pays producteur de coton, en a profité. Cette situation a permis à Dalpatbhai Lalbhai de fonder sa propre firme bancaire qui a prospéré. Quand il est mort en 1886, son fils a repris la firme et a créé en 1897 une usine textile. Ahmedabad connaissait à l’époque un boom de l’industrie textile qui en faisait une sorte de Manchester indien, le deuxième centre de l’industrie textile après Bombay. En 1912 l’affaire a été une nouvelle fois partagée entre quatre frères, Lalbhai héritant de l’usine la plus récente et qui marchait le moins bien. Il est mort rapidement et son fils Kasturbhai, âgé de dix-sept ans, lui a succédé. Un nouveau boom lié à la première guerre mondiale, qui avait en partie interrompu les importations de tissus étrangers, a encore favorisé le développement de l’industrie textile indienne. Kasturbhai a mis progressivement sur pied l’un des principaux groupes cotonniers indiens. À la faveur de la deuxième guerre mondiale puis de l’indépendance, il s’est diversifié dans l’industrie chimique. Le groupe a connu son apogée dans les années 60, et a commencé à décliner dans les années 1970. Mais il reste malgré tout un groupe d’importance moyenne dans l’Inde actuelle. À la mort du patriarche, il a été repris par ses fils, ce qui montre une continuité sur plus de trois siècles.
La dynastie des Tata
Il s’agit d’une famille parsie, dont les ancêtres étaient des grands prêtres attachés au sanctuaire zoroastrien de Navsari au Gujarat. Originellement les zoroastriens vivaient au Gujarat, et c’est seulement à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle que, du fait des liens étroits tissés avec l’East India Company, ils ont commencé leur migration de Surat vers Bombay qui devenait le principal centre des activités commerciales britanniques sur la côte occidentale. Le premier à entrer dans le monde des affaires fut Nasarwanji Tata né en 1822. Il s’est installé à Bombay dans les années 1830, s’est initié au commerce et à la banque dans une firme appartenant à un marchand hindou. Il a fondé ensuite avec quelques autres parsis une petite affaire commerciale qui a végété au début, puis prospéré grâce à des contrats d’approvisionnement pour des expéditions militaires britanniques, dont une expédition vers la Perse en 1857. Il a gagné ainsi une somme considérable et, deux ans plus tard, son fils Jamsetji Nasarwanji Tata né en 1839, alors âgé de vingt ans, a été envoyé en Chine où la firme familiale avait ouvert une succursale qui s’occupait, en particulier, du commerce de l’opium. Ce commerce, qui a commencé bien avant l’ouverture de la Chine, a été la grande affaire à Bombay au XIXe siècle, impliquant surtout les parsis.
Jamsetji Nasarwanji Tata commence donc une carrière prospère avant de rentrer à Bombay quelques années plus tard. On décide alors de l’envoyer à Londres pour qu’il se familiarise avec l’industrie textile qui semble prometteuse. Il s’y trouve quand arrive la nouvelle du krach financier de 1865. Le grand boom cotonnier de la guerre de sécession a été suivi d’un krach spectaculaire quand la guerre s’est terminée et que les envois de coton du Sud américain ont repris. Le père de Jamsetji, comme beaucoup d’autres hommes d’affaires de Bombay, est ruiné. Deux ans plus tard la chance lui sourit car il décroche avec d’autres marchands parsis un contrat particulièrement avantageux pour l’approvisionnement d’une nouvelle expédition militaire britannique vers l’Abyssinie. L’approvisionnement de cette force britannique, formée d’ailleurs en partie de soldats indiens de l’armée de Bombay, est réalisé sur une échelle grandiose. En fait, la campagne d’Abyssinie aurait pu durer dix ans étant donné l’abondance de fournitures. Or elle ne dure que quelques mois et le petit groupe de parsis dont fait partie le père de Jamsetji Nasarwanji gagne dans cette affaire la somme considérable de quatre millions de roupies. Cela permet à Jamsetji de s’établir à son compte et d’acheter en 1869 une usine textile, revendue deux ans plus tard avec un bénéfice. Après un nouveau séjour en Angleterre pour s’initier aux techniques industrielles les plus avancées, il se lance dans un projet très ambitieux : la création d’une usine textile à Nagpur, en pleine zone de production du coton sur le plateau du Deccan. Son emplacement permet de contourner l’obstacle que constituait à l’époque l’absence de communication rapide entre Bombay et l’hinterland cotonnier parce que la voie ferrée qui traverse la chaîne des Ghâts n’a pas encore été construite. La société est créée en 1874 et l’usine démarre le 1er janvier 1877. Cette date coïncide avec celle de la proclamation de la reine Victoria comme Impératrice des Indes lors du grand darbar organisé par le vice-roi Lord Lytton, d’où le nom d’Empress Mills donné à l’usine. Celle-ci connaît un succès considérable puisqu’on estime qu’entre 1877 et 1920 les profits se montent à plus de cinquante fois la valeur du capital initial. Fort de ce succès, Jamsetji Nasarwanji Tata rachète en 1886 une seconde usine qu’il va orienter vers la production de tissus de qualité. Le succès est long à venir, mais dans le milieu des années 90, Jamsetji peut acquérir une troisième usine située à Ahmedabad. Entre temps, avec son fils Dorab et un cousin R.D. Tata, il a créé la firme Tata Sons qui est chargée de gérer les différentes entreprises du groupe. Il se lance alors dans le plus grand projet industriel jamais imaginé en Inde : édifier un complexe sidérurgique en utilisant les ressources locales en fer et en charbon. Le projet se heurte à d’innombrables obstacles, mais il est bien sur les rails quand Jamsetji meurt en 1904. Cet entrepreneur exceptionnel avait également conçu un projet d’institut scientifique à Bangalore, chargé de former les futurs cadres techniques de l’industrie indienne. Il avait aussi conçu le projet d’une série de centrales hydroélectriques dans le massif des Ghâts afin d’approvisionner les usines de Bombay en énergie bon marché, car celles-ci étaient dépendantes du charbon de l’Inde du Nord-Est, ou de celui importé d’Angleterre ou d’Afrique du Sud.
Ce projet de grande échelle, sans équivalent dans l’histoire du capitalisme indien, fut mené à bien par ses deux fils Sir Dorab Tata (1859-1932) et Sir Ratan Tata (1871-1918), tous les deux anoblis contrairement à leur père. Leur grande réalisation a été la création de la Tata Iron and Steel Company (Tisco) en 1907, qui a levé l’essentiel de son capital dans le public, une première en Inde rendue possible par la vague d’enthousiasme patriotique liée au mouvement swadeshi « du pays lui-même » pour la consommation de marchandises fabriquées en Inde (par opposition à videshi « étranger »). Ce mouvement swadeshi s’était développé, en particulier, au Bengale à partir de 1904 pour gagner ensuite le reste de l’Inde. En quelques jours tout le capital a été souscrit par des milliers d’actionnaires. L’usine sidérurgique située à Jamshepur au Bihar, nommée ainsi en l’honneur de Jamsetji (ou Jamsheji), a été inaugurée en 1912 et a coulé son premier acier en 1913. C’était la plus grande usine d’Asie. Elle bénéficia d’un contrat pour approvisionner en rails les chemins de fer, mais à l’époque le réseau ferré était déjà équipé. Elle n’aurait donc pas survécu sans le déclenchement providentiel de la première guerre mondiale. Les Tata obtiennent alors un contrat pour la fourniture de rails destinés à la ligne construite par les Anglais en Irak, de Basra à Bagdad, et qui leur permet d’acheminer fournitures et troupes largement indiennes, contribuant ainsi à la conquête de l’Irak sur les Ottomans, un important but de guerre britannique étant donné la richesse de l’Irak en pétrole. Après les années d’euphorie liées à la guerre arrive une crise due au dumping d’acier étranger sur le marché indien, et la Tata Iron Steel Co échappe de peu à la faillite. Elle est sauvée par une coalition improbable entre le gouvernement colonial et le parti du Congrès qui débouche sur une loi imposant des droits de douane élevés sur les aciers non britanniques entrant en Inde. Cela permet aux Tata de sauver leur entreprise et débarrasse les fabricants d’acier britanniques de la concurrence belge et luxembourgeoise. Par ailleurs les Tata ont aussi bénéficié d’un prêt très important du richissime maharajah de Gwalior. Donc l’entreprise est sauvée, et Dorab Tata, après la mort de son frère Ratan en 1918, assure la gestion de l’entreprise en cette phase très délicate.
Après la mort de Dorab en 1932, la direction du groupe passe à deux membres de la famille : Naval Tata (1904-1989) qui appartient à une branche collatérale pauvre mais qui a été adopté en 1918 par la veuve de Ratan Tata, et son cousin J.R.D. (Jehangir Ratanji Dadabhoy) Tata (1904-1993) qui était le fils de R.D. Tata, un cousin de la génération précédente, et de son épouse française. Né en France, francophone, J.R.D. est surtout connu pour avoir été le pionnier de l’aviation en Inde : il a fondé Tata Airlines, l’ancêtre d’Air India. Ces deux cousins ont conduit une transition délicate marquée par les troubles politiques des années 30 et 40, et le passage à l’indépendance qui a posé quelque problème à la communauté parsie qui avait toujours été plutôt pro-britannique. Mais la firme est néanmoins sortie renforcée de cette transition. Certes elle avait perdu, d’abord en 1939 mais surtout dans les années 1950, son monopole sur la production d’acier en Inde, car dans les années 50, on a commencé à édifier des aciéries dans le secteur public. Mais, malgré tout, les installations de Jamshehpur se développent et la firme aborde de nouveaux secteurs, en particulier l’industrie automobile, mais aussi les plantations de thé, la chimie, etc. En 1981, la direction de l’entreprise passe à Ratan Naval Tata, né en 1937, qui est toujours à la tête de l’entreprise. Il donne un nouveau dynamisme en faisant entrer l’entreprise dans le software business, puisque Tata Consultant Services (TCS) est l’un des trois grands du secteur avec Infosys et Wipro. Il est aussi derrière le lancement récent de la Nano, la fameuse voiture la moins chère du monde. Il réalise de gros investissements à l’étranger, dont l’acquisition du groupe anglo-néerlandais Corus et l’achat à Ford du fabricant d’automobile Jaguar. La crise actuelle assombrit considérablement les perspectives à court terme du groupe qui s’est énormément endetté. Mais au vu de l’histoire de ce groupe, on peut penser qu’il résistera. Le contrôle de la famille Tata sur le groupe n’a jamais été financier. La famille n’a jamais eu plus de 5 ou 6 % du capital de l’entreprise. En revanche elle a eu un contrôle « managérial » par le biais de la firme Tata Sons qui est devenu Tata Limited (Incorporated). Ce mode de contrôle contraste nettement avec celui des grands rivaux des Tata, les Birla.
La dynastie des Birla
Les Birla sont des Marwari, originaires de Pilani au Rajasthan, appartenant à la caste des Maheshwari. On sait peu de choses sur l’histoire de la famille avant les années 1860 qui virent Shivnarayan Birla s’installer à Bombay où il fonde une firme bancaire. Son fils Baldevdas établit une succursale à Calcutta, mais il reste un personnage assez obscur. Le véritable fondateur du groupe est un des fils de Baldevdas, Ghanshyamdas Birla (1893-1983). Il commence sa carrière à Calcutta vers 1907, à l’âge de 14 ans, comme courtier en jute et toile de jute, dans une atmosphère qui était marquée à l’époque par la ségrégation raciale car Calcutta était la ville où il y avait la plus importante population anglaise en Inde. Ainsi Birla est humilié un jour de se voir refuser l’accès à l’ascenseur chez un client anglais. Cette humiliation jouera un rôle dans sa carrière parce qu’il sera toujours un nationaliste fervent. Il soutiendra financièrement le parti du Congrès et sera très proche de Gandhi. Mais pour l’instant il n’est encore qu’un petit courtier. Son heure vient avec la première guerre mondiale et la spéculation sur le jute ; les sacs de jute sont très utiles dans les tranchées. Il fait ainsi fortune et en 1918, avec ses trois frères, il fonde la firme Birla Brothers spécialisée dans l’exportation du jute brut et manufacturé. Les Birla passent alors du commerce à l’industrie du jute en créant en 1919 l’une des deux premières usines de jute à capitaux indiens dans une industrie qui, jusque-là, était totalement dominée par les capitaux britanniques. Puis suivent des usines de coton, mais le commerce reste la source principale de profit, et Birla Brothers est la première firme indienne à être admise au Baltic Exchange de Londres où se traitent les transactions à terme sur le jute. Parallèlement à sa carrière de commerçant et d’industriel, Birla poursuit une carrière d’homme politique en se faisant élire en 1926 à l’assemblée législative centrale comme membre indépendant mais proche du Congrès. Il devient aussi patron de presse quand il crée en 1927 l’un des principaux quotidiens indiens l’Hindustan Times, d’orientation nettement pro-nationaliste.
Après la dépression du début des années 1930 qui touche l’Inde comme l’ensemble de la planète, le groupe s’engage dans une politique de diversification : le textile, l’agroalimentaire, mais aussi l’industrie du papier, les plastiques, les machines textiles, l’automobile (en 1945, création de Hindustan Motors qui fabrique l’Ambassador dans les années 50, adaptée d’un modèle anglais et qui a dominé la route indienne pendant plusieurs décennies), la banque et les assurances. Donc un groupe polyvalent qui, dès la fin des années 1950, se pose en rival de Tata, mais organisé de manière très différente, puisque la famille Birla possède en général la majorité des actions des différentes sociétés et garde un contrôle très étroit sur le management alors que les Tata laissent beaucoup d’autonomie aux gestionnaires de leurs entreprises.
L’unité du groupe n’a pas résisté à la mort du patriarche en 1983. Un partage à l’amiable a eu lieu dont il avait lui-même, avant sa mort, défini les grandes lignes. La part du lion des actifs du groupe est allée à un sous-groupe constitué par l’un de ses frères, Basant Kumar, et son fils Aditya. Puis le fils a repris et c’est devenu le groupe Aditya Birla. En deuxième position, se trouve un groupe dirigé par le fils de son frère Brijmohan, Gangaprasad, et son fils Chandrakant. Au total six sous-groupes sont issus de ce groupe Birla. Sur le moment, la division a provoqué un certain scepticisme. La presse financière, notamment, a pensé que cette division était dictée avant tout par des impératifs d’ordre fiscal. Le fait est qu’elle a été durable et que les morceaux n’ont pas été recollés, même s’il est resté une certaine synergie, peut-être un peu cachée. On a toujours un ensemble de groupes Birla.
Donc, malgré tout, on peut parler d’une dynastie d’affaires qui existe depuis plusieurs générations. Selon un classement de 1997, le groupe Birla était numéro 2 après le groupe Tata avec un chiffre d’affaires d’un tiers de celui des Tata. Dans une liste des 40 hommes d’affaires indiens les plus riches en 2009, un Birla, Krishna Kumar, est numéro 8. Les trois fortunes dominantes sont celles de Mukesh Ambani, de Lakshmi Mittal et d’Anil Ambani. Mais on ne peut se faire une idée très précise de la fortune de ces hommes d’affaires indiens.
Le groupe Reliance
Le groupe Reliance fondé par Dirubhai Ambani a connu l’ascension la plus fulgurante de l’histoire du capitalisme indien. Le fondateur est un gujarati, né près de Junnagad en 1932, et qui a travaillé à Aden de 1948 à 1958, où il a été directeur d’une station service. Rentré en Inde en 1958, il commence à exercer une activité d’import-export à Bombay, exportant différentes denrées et important du nylon, marchandise alors très demandée en Inde. En 1966, il tire avantage d’un projet gouvernemental permettant d’importer du nylon en échange d’exportation de rayonne. En cette période, l’économie indienne est très réglementée : il n’y a pas de libre circulation des capitaux et l’on se soucie beaucoup de l’équilibre de la balance des comptes. Pour réaliser cet import-export, Dirubhai Ambani crée sa première usine Reliance Textiles à Ahmedabad où il fabrique de la rayonne. Puis un nouveau plan gouvernemental permet d’importer du polyester en échange de l’exportation d’un certain type de soie, art silk, précisément fabriqué par Ambani dans son usine à Ahmedabad. Donc il utilise ce polyester importé pour fabriquer des tissus de qualité et il en revend une partie sur le marché local ; il accumule ainsi de très gros profits et commence à lever des capitaux dans le public par l’émission d’obligations. En 1981, il ouvre une nouvelle usine à Bombay pour produire le polyester jusque-là importé. Puis en 1985 il se lance dans la pétrochimie après avoir levé une somme colossale, près de 3 milliards de roupies, sur le marché obligataire. Il acquiert des investisseurs parce qu’il leur promet et leur donne des retours particulièrement élevés sur leur investissement. Ce groupe a ainsi systématiquement utilisé les possibilités qu’offrait le système réglementé, le Licence Permit Raj, pour développer son entreprise, malgré les obstacles. Ambani a été un maître dans cet art. Il ne faut pas trop croire ce qu’on nous raconte sur le fait qu’il y a une contradiction très forte entre réglementation et succès des entreprises.
Reliance est devenu dans les années 80 le numéro 3 du capitalisme indien, et dans les années 90, le numéro 1. Depuis le groupe a pris de plus en plus d’ampleur. Il a édifié à Jamnagar, au Gujarat, la plus grosse raffinerie du monde et a fait son entrée dans le secteur des communications, en particulier dans la téléphonie mobile. À la mort de Dirurbhai Ambani en 2002, ses deux fils, Mukesh, l’aîné, et Anil, le cadet, associés depuis longtemps à la gestion du groupe, n’ont pas pu s’entendre. C’est à la fin de 2005, sous l’égide de la veuve de Dirurbhai Ambani, qu’un accord de partage a été conclu entre les deux frères, partage qui a abouti à donner à Anil Ambani le secteur des communications (65 % des actions de la firme Reliance Communications), et à Mukesh celui de la pétrochimie. Voilà une dynastie qui, par des voies diverses, est en voie de consolidation, mais dont l’avenir n’est pas encore tout à fait tracé.
Actuellement les milliardaires du software sont d’origine variée : certains sont de milieux marchands plutôt traditionnels. Ainsi Aziz Premji, le patron de Wipro, vient d’une famille marchande (son père avait notamment des huileries). D’autres sont brahmanes et viennent de milieux où dominent les professions libérales.
Notes recueillies par Françoise Vernes
Claude Markovits a publié notamment :
Merchants, Traders, Entrepreneurs: Indian Business in the Colonial Era, Delhi, Permanent Black, Basingstoke et New York, Palgrave, 2008
Society and Circulation, Mobile People and Itinerant Cultures in South Asia, 1750-1950, Claude Markovits, Jacques Pouchepadass, Sanjay Subrahmanyam (Editors), Permanent Black, 2003.
Indian Business and Nationalist Politics 1931-1939 : The Indigenous Capitalist Class and the Rise of the Congress Party, Cambridge, 1985 ; reprint 2002.
Gandhi, Presses de Sciences Po, 2000. Cette biographie remarquable a été traduite en Inde.
The Global World of Indian Merchants de 1750 à 1947, Cambridge University Press, 1994.
Histoire de l’Inde moderne 1480 – 1950, dirigé par Claude Markovits, Fayard, 1994.