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Synthèses

Corps et cosmos en Inde

La conception tantrique du corps humain

Conférence donnée par André Padoux, directeur de recherche honoraire au CNRS.

Lundi 17 mai 2010, Centre André Malraux, Paris

La vision tantrique du corps uni ou identifié au cosmos remonte en partie aux temps védiques. Les conceptions tantriques ne sont à cet égard qu’un des aspects de conceptions généralement indiennes.

Les textes tantriques de base sont en sanskrit ; ils ont été rédigés par des brahmanes imprégnés de la pensée traditionnelle brahmanique qui trouve certaines de ses sources dans le Veda.

La vision cosmique du corps, correspondance entre microcosme humain et macrocosme cosmique, n’existe pas seulement en Inde, mais dans bien des civilisations et même dans des pensées philosophiques occidentales.

Distinction philosophique entre deux perceptions du corps

Il existe deux statuts du corps : le corps physique et le corps dont nous avons conscience, celui que nous vivons et qui n’est pas délimité par la peau.

La langue allemande, à partir de la phénoménologie de Husserl, a exprimé cette distinction par deux termes : Körper, le corps organique visible, et Leib, le corps vécu, celui avec lequel tout être vivant « s’existe », en a l’expérience.

Cette expérience vécue n’est pas seulement celle du corps physique délimité par la peau, mais celle d’un corps vivant, en échange continuel avec le monde, (en contact avec le Umwelt, qui est en même temps un Mitwelt), un monde en interaction avec ce que nous vivons, un monde recevant et donnant, un monde qui nous entoure. Un monde « entourage », disait Erwin Strauss. Cette distinction entre corps organique et corps vécu a été reprise et développée dans les conceptions de l’analyse existentielle. Le corps agit sur notre pensée et réciproquement. Ainsi une émotion ou une douleur physique sont ressenties mentalement. Il est intéressant de noter que le cachemirien Abhinavagupta (X-XIe siècle), un des principaux penseurs dans le domaine tantrique, l’avait déjà souligné, et d’autres textes tantriques également comme le Vijñanabhairava (VIIIe siècle).

Le rapport du corps vécu avec le monde extérieur est évoqué ainsi par la philosophe indienne Rekha Menon, professeur d’histoire de l’Art : « The body is always in excess of itself, always expressive and hence trans-body », un corps qui dépasse ses limites. Nous existons donc dans le monde avec et par le corps, une existence qui est une ouverture au monde, une visée vers le monde, vécue différemment en Inde et en Occident. L’être humain a une vision différente du corps physique – que nous nous représentons en le vivant, en y vivant – selon les civilisations, et aussi dans une même culture, selon l’expérience vécue de chacun. Mais la totale plénitude de l’expérience existentielle est toujours là.

L’Inde a d’une manière générale deux visions du corps

– L’une qui le considère comme source de souffrances et d’esclavage. C’est la position du bouddhisme et de la tradition brahmanique renonçante, selon laquelle il faut rejeter le corps pour faire son salut. Le bouddhisme du « Petit Véhicule » a ainsi une méditation sur le cadavre en décomposition qui montre l’horreur du corps. On trouve aussi dans le domaine tantrique l’utilisation de cadavres, mais dans une perspective rituelle, et non pour dévaloriser le corps.

– Une autre vision du corps, présente dès l’époque la plus ancienne, souligne l’importance du corps humain et même son utilité pour le salut.

Le tantrisme reconnaît l’importance du monde créé qui est pénétré par l’énergie divine, la shakti. Il accorde de ce fait un rôle très grand, non pas tant, comme on le dit trop, au sexe, mais plus généralement aux passions, à tout ce qui est effervescence, intensité, augmentation de la pulsion vitale.

La vision tantrique du corps plonge ses racines dans le Veda

La vision tantrique du corps  est à bien des égards le prolongement d’une conception ancienne du corps qui sur certains points remonte jusqu’au Veda.

Dans la perspective tantrique, le corps est conçu comme un microcosme qui reproduit la structure de l’univers, ce qui n’est d’ailleurs pas proprement tantrique, puisque dans le monde hindou, qu’il soit ou non tantrique, corps et cosmos ne se séparent pas. L’être humain est pénétré par les forces qui font se mouvoir l’univers. Il se trouve en interaction avec un monde qui, lui-même, est habité par des divinités. Il est donc animé par les forces divines. « Les dieux sont dans le corps comme des vaches dans une étable » disait l’Atharvaveda, indiquant une co-présence dans le corps, de l’homme et de l’univers.

Dans le Veda, l’image du purusha, l’homme primordial, est une figure cosmique d’envergure démesurée. L’homme, dit un passage du Rigveda, a mille têtes, mille yeux, mille pieds, couvrant la terre de part en part, il la dépasse de dix doigts. Cette formule où l’on passe du cosmique à l’humain est une façon de penser typiquement indienne. L’homme cosmique, dit aussi un hymne du Rigveda, n’est autre que cet univers.

Parmi les éléments qui soulignent le lien entre l’être humain et le cosmos, il y a notamment la vieille conception des souffles vitaux ou des vents, les prâna, forces organiques qui animent l’être humain, mais dont la nature est aussi immatérielle et divine. « Le prâna est l’aspect vital de l’âtman » (Louis Renou), formule qui montre que le prâna n’est pas seulement du souffle vital. Il fait participer l’être humain aux forces animant l’univers.

Le hathayoga, qui est essentiellement tantrique, a développé le rôle du prâna en multipliant les souffles vitaux et en les faisant circuler dans le corps « imaginal » formé de centres et de canaux. Ce corps imaginal n’est pas le corps « subtil » qui désigne ce qui dans l’être humain transmigre d’une existence dans une autre. C’est une représentation de centres et de canaux imaginés comme présents dans le corps physique, lié à celui-ci et qui donc disparaît avec lui, et ne transmigre pas. Ce corps peut être dit imaginal, parce que créé par la pensée du yogin qui le conçoit comme présent dans son corps organique, mais le dépassant aussi, car certains centres se trouvent en-dehors du corps.

Il est à noter que le yoga considéré comme une hygiène de vie (mens sana in corpore sano) en Occident, et en Inde aujourd’hui, n’est pas celui des Yogasûtra de Patañjali. De plus, si le yoga est considéré comme une manière de vivre, les systèmes philosophiques de l’Inde le sont également, et ne sont pas des constructions abstraites, comme le souligne Pierre Hadot pour la pensée antique, grecque et latine.

Le système des tattva du Sâmkhya, qui décrit les plans du cosmos allant de la divinité à la terre, inclut dans cette structure les éléments constitutifs du corps et du psychisme humains. Dans cette vision l’être humain se trouve inclus dans un ensemble cosmique qui le dépasse. Cela n’empêche pas l’être humain d’être soumis à des nécessités qui lui sont propres, en particulier par l’effet du karma (actes d’un être, qui déterminent son sort), mais le karma de chacun est conditionné par tout ce qui l’entoure, si bien que son caractère individuel est relatif. Wendy Doniger (Université de Chicago) disait ainsi qu’il est difficile, sinon impossible, de distinguer un karma individuel qui serait totalement séparé du karma et de l’évolution de tous les autres individus.

L’image créatrice du corps dans l’univers rituel tantrique

Le système du Krama

Parmi les traditions shivaïtes du Cachemire, celle du Krama, le système des Kâlîs ou de la roue des énergies divines, shakti chakra, est une des traditions les plus tantriques. On y adore la grande déesse Kâlî sous toutes ses formes, notamment sous celle de douze Kâlis, au rôle à la fois cosmique et humain. Ces divinités féminines, aspects de Kâlî, dont l’activité se déroule en phases (krama) cycliques, ont pour rôle de faire fonctionner le cycle cosmique. Mais elles sont aussi présentes dans le corps, dans les sens, et dans l’esprit humain. Elles sont en effet identifiées à tous les sens et à l’esprit de l’homme dont elles animent l’activité. Le yogin doit non seulement méditer et adorer ces forces divines, mais il doit les sentir agir en lui. Il doit percevoir le monde et lui-même comme animés par leur mouvement. La libération vers laquelle il tend est alors dépassement et non pas rejet du monde, puisque le yogin libéré est identifié au dynamisme mis en œuvre par ces Kâlîs, et qui fait apparaître et englobe l’univers. Notons qu’en-dehors du Krama, les systèmes shivaïtes considèrent que les sens humains sont gouvernés par les Karaneshvaras, les Seigneurs des organes des sens, donc des divinités qui donnent à ces organes leur efficacité. Pour toutes les traditions indiennes d’ailleurs, les sens (indriya) humains sont actifs, ils ne sont pas seulement réceptifs. Ils vont vers l’objet, ils le saisissent. Par exemple, le rôle créateur de la vue se reconnaît dans l’importance du darshan, le fait de voir la divinité et d’en être vu. Le mouvement va du dévot vers la déité mais aussi de la déité vers le dévot, dans une interpénétration, d’où son efficacité salvatrice.

Toutes les constructions mentales rituelles du domaine tantrique, et par extension d’une partie du monde hindou ou bouddhique, reposent sur l’image du corps. Ce sont des constructions rituelles méditatives, mais d’une méditation visualisante car les rites tantriques ou tantrisés sont un jeu d’images mentalement évoquées. Ainsi la pûjâ tantrique, quand elle est prise selon les règles des âgamas, est un intense exercice d’imagination visuelle projetée sur l’icône de la divinité. Dans le cas du culte du Linga, l’officiant imagine que la divinité, qui se trouve au sommet de l’univers, est présente au sommet de l’icône du linga. Il doit donc se représenter, étagés sur le linga, tous les plans de l’univers, qui forment l’ensemble de la manifestation cosmique depuis la base première qui supporte tout jusqu’au plan où se trouve la divinité. L’acteur du rite vit ainsi une sorte de fantasmagorie.

La structure imaginale corporelle n’est pas purement mythique. Elle est conçue mentalement, mais aussi ressentie et vécue. Permet-elle de s’approcher vraiment de la divinité ou ne s’agit-il que d’une modification des états de conscience, altered states of consciousness ? Assurément, ce sont des états qui sont réels pour l’adepte, ou vécus comme tels, mais le vécu est-il toujours réel ? Cette structure intérieure imaginale est faite de centres qu’on nomme chakra «  roue », padma «  lotus », ou granthi « nœud », le terme le plus anciennement attesté. Ces granthi ou points nodaux sont des centres reliés par des canaux qui ne sont pas des veines ou des vaisseaux, mais des trajets de force que l’on nomme nâdî en sanskrit. Dans ou, plus exactement, selon ces nâdî se trouve ou circule le souffle vital, prâna. L’axe principal de la structure est la sushumnâ que suit la kundalinî (force cosmique et divine présente dans le corps). Le long de cet axe s’étagent les principaux chakra. Dans les systèmes tantriques, cet ensemble s’étend au-delà du corps, notamment par l’existence d’un centre important qui est au-dessus de la tête, le dvâdashânta (terme sanskrit qui signifie « la fin des douze » car ce centre se trouve placé à douze travers de doigts du brahmarandhra, au-dessus du sommet de la tête).

Contrairement à ce que certains croient, le nombre des chakra n’est pas toujours de six, ou de sept si l’on ajoute le brahmarandhra, situé au niveau du crâne et qui n’est pas un chakra mais un point de passage. Le système de la shrîvidyâ, voué au culte de la déesse Tripurâsundarî, encore très vivant en Inde du Sud et au Népal, comporte neuf chakra qui correspondent aux neuf divisions du shrîchakra, leur mandala de base. D’autres systèmes en ont quatre. Le Kubjikâmata, tradition ancienne subsistant encore, vouée au culte de la déesse Kubjikâ, qui est un système important, mais mal connu, a une structure de cinq chakra non reliés par la kundalinî.

De plus, un nombre important de centres secondaires sont répartis dans tout le corps, des pieds à la tête, autant de points du corps imaginal que le yogin doit se représenter comme des points lumineux, avec parfois des lettres ou des divinités. Des mantra sont également à y percevoir (rappelons que le mantra est la divinité et réciproquement).

La construction d’un corps divin chez l’officiant du culte

Les systèmes tantriques affirment que seul un être qui a été divinisé peut rendre hommage à la divinité. Cela est paradoxal puisqu’une des raisons d’être du culte, c’est d’identifier l’officiant avec la divinité, alors qu’il est déjà initié, donc divinisé.

À partir du moment où l’officiant du culte a accompli les rites préliminaires, il n’est plus un individu ordinaire. Il se vit déjà comme rempli de puissance divine et comme transcendant son corps ordinaire. Pour purifier celui-ci, une pratique courante consiste à faire se résorber les uns dans les autres les éléments, les tattva, constitutifs du corps. L’ensemble de l’univers et donc le corps humain sont formés par une série de cinq éléments ou tattva, du plus grossier au plus subtil : la terre, l’eau, l’air, le feu et l’espace. L’officiant imagine que l’élément le plus grossier se dissout dans le suivant, la terre dans l’eau, l’eau dans l’air, l’air dans le feu, et finalement le feu dans l’éther spatial, ce qui l’amène à un plan divin. Ce faisant, il est supposé voir le mandala de chaque élément. Ces diagrammes symboliques sont censés occuper l’ensemble du corps tout en le dépassant infiniment, puisque chacun de ces éléments est une division du cosmos. Cela suppose une extrême intensité de la vision chez l’officiant. L’activité de celui qui se livre à ce rite est également accompagnée à divers moments par un contrôle de la respiration, le pranayama. C’est seulement après ce travail complexe de purification que l’officiant se perçoit comme divin et apte à pratiquer le culte de la divinité. Une des explications que l’on peut donner de la multiplication de tels rites est que leur effet n’est pas durable. Ils n’agissent de toute façon que pendant la durée du culte (il existe même, dans le domaine tantrique, un rite qui permet de transformer quelqu’un qui n’est pas de caste brahmanique en un brahmane pour la seule durée du culte).

Une autre forme de purification du corps, décrite par Aghorashiva, auteur shivaïte du XIe siècle, demande un intense exercice d’imagination visuelle : l’exécutant du rite imagine son corps comme un grand arbre, le banyan. Les cinq éléments grossiers, de la terre jusqu’à l’espace sont les graines de cet arbre. L’attachement, l’illusion, etc. sont ses racines. Ses branches sont les cinq éléments subtils et les cinq sens. Ses fleurs sont les multiples dispositions d’esprit de l’officiant. Ses branches sont dirigées vers le bas et ses racines vers le haut. Alors, nous dit le texte, avec une demi-inspiration et en répétant cinq fois le bîja (« germe » ou « graine ») mantra HRÂM, il faut voir l’arbre planté mais sans feuilles, ni fleurs ni fruits, et à la fin de l’inspiration, en énonçant le bîja HRÎM, on le voit avec des fleurs et des fruits, puis en retenant l’air et en répétant le bîjamantra HRÛM, il faut imaginer que par le feu du temps, kâla agni, qui naît du gros orteil du pied droit, les fleurs et les fruits sont détachés et l’arbre est consumé. Puis, avec une demi-inspiration et en répétant le bîjamantra HRÂM, on voit les cendres dispersées dans toutes les directions. Alors, avec le mantra HRÛM, on contemple l’espace vide, clair comme un cristal. Enfin, en imaginant disparus tous les liens à l’aide du mûlâ mantra (le mantra racine), avec le bîjamantra varsha l’adepte doit inonder mentalement son corps à l’intérieur et à l’extérieur par les flots de nectar qui s’écoulent du lotus aux mille pétales au sommet de son crâne et qui pénètrent par les nâdî son corps yogique, comme son corps grossier.

Le système du Trika

Une pratique shivaïte de la tradition cachemirienne du Trika est un autre exemple de représentation mentale particulièrement complexe. Elle est utilisée dans un rituel initiatique décrit dans le Tantrâloka d’Abhinavagupta. Le disciple doit vivre en imagination une purification cosmique de son corps, précédant le culte des trois grandes déesses du Trika, ainsi nommé en raison du rôle qu’y jouent les triades. Il y a trois divinités, Parâ, la Suprême, Parâparâ, la Suprême non suprême, et Aparâ, la non Suprême. Parâ est une divinité blanche, paisible et la plus haute. Parâparâ, est active et rouge, la couleur de l’activité, et Aparâ est noire et furieuse. Ces trois aspects du divin montrent qu’en Inde la divinité n’est pas nécessairement bienveillante.

Ce rite est utilisé pour l’initiation, la dîkshâ, terme traduit parfois par « initiation sectaire » (le terme « secte » désignant chacune des différentes traditions de l’ensemble extrêmement complexe de l’hindouisme). La dîkshâ est un rite qui perfectionne celui qui en bénéficie et qui lui ouvre la voie vers le divin. Les traditions tantriques ont généralement plusieurs degrés d’initiations qui vont de celle qui permet l’entrée dans la « secte » jusqu’à celle qui donne le pouvoir d’accomplir tous les rites. Dans les systèmes tantriques, l’initiation est le premier pas vers la libération. Dans les initiations, comme ailleurs, les rites ont tendance à se multiplier. Des purifications préliminaires ont pour effet de fondre la conscience du disciple dans la Conscience divine. Dans le système du Trika, la divinité est conçue comme étant pure Conscience. La conscience de l’être humain est conçue comme un aspect et une forme limitée de la Conscience divine à tel point qu’il a été possible à un des auteurs shivaïtes de cette tradition de dire à propos de la mémoire : seul Shiva se rappelle. Shiva étant la Conscience suprême omniprésente, en réalité tout se passe au sein de la Conscience divine.

Dans ce rite d’initiation, donc, le disciple opère d’abord les purifications préliminaires au terme desquelles son souffle respiratoire est suspendu et est remplacé par une montée du prâna dans la sushumnâ. Le texte ne dit pas comment le yogin survit sans respirer… Il lui faut alors s’identifier au mandala des trois déesses du Trika, visualisé comme présent en son corps. Il imagine pour cela la hampe du trident de Shiva comme un axe en lui, depuis le dessous du nombril jusqu’au palais, tous les éléments constitutifs du cosmos s’étageant dans son corps le long de cette hampe au sommet de laquelle il se représente le dieu Sadâshiva, le « Grand Trépassé » étendu sur un lotus, tel un cadavre, regardant vers le haut la lumière de l’absolu qui le domine, immobile mais animé par le « rire de la destruction ». L’adepte doit alors voir mentalement, s’élevant du nombril de Sadâshiva jusqu’au dvâdashânta (douze travers de doigts au-dessus de la tête), les trois pointes du trident le long desquelles s’étagent les différents plans de la parole (énergie phonique) qui vont en s’amenuisant jusqu’à se dissoudre dans l’absolu. Au sommet du trident il faut se représenter les trois pointes du trident comme portant chacune un lotus sur lequel est étendu un Bhairava (une forme de Shiva). Sur chaque Bhairava est assise une des trois déesses du Trika : Parâ, Parâpara et Aparâ, émanations de la Déesse suprême, la Destructrice du Temps, qui étant la transcendance absolue ne peut pas être représentée. Le yogin voit ainsi s’étager dans son corps toute la manifestation cosmique en tant que celle-ci est intérieure à Shiva. C’est donc une manifestation cosmique divine. Comme le trident s’élève au-dessus de sa tête, le yogin suit, en s’y identifiant, un mouvement ascensionnel qui le dépasse en se prolongeant jusqu’au point où l’univers se résorbe dans l’absolu divin auquel il se trouve ainsi rattaché : il est pris dans le mouvement infini de l’énergie cosmique, qui le traverse et le dépasse. Il transcende donc en imagination (mentalement et corporellement vécue) la condition humaine et se vit cosmiquement.

Conclusion

Quelle image de son corps peut avoir un adepte qui est passé par un tel rite d’initiation et qui, à chaque pûjâ (culte d’hommage à une divinité) tend à s’identifier à Shiva, ce qui exige une concentration mentale importante ? La pûjâ en effet est quotidienne ; elle peut même être répétée trois fois dans la journée, et elle dure toujours un certain temps.

On peut se demander dès lors comment un yogin qui pratique ce culte vit sa présence dans un monde qu’il a configuré avec toutes les puissances invoquées et transformé par le pouvoir de son imagination créatrice, rempli de formes vécues, créant ainsi un univers foisonnant de divinités. Cet univers lui est propre, c’est celui de la représentation corporelle cosmique fantasmatique qu’il s’est créé, mais à partir d’une vision traditionnelle qui, elle, est commune. Donc, il est à la fois enfermé dans l’univers mental qu’il a créé, et en même temps identifié, présent à l’univers qui l’entoure et dont la conception, qui est celle d’une tradition shivaïte tantrique, ne lui est pas propre.

Cette création mentale que les adeptes vivent rituellement, à la fois pris dans leur univers mental, mais en même temps plongés dans un univers traditionnel, n’est d’ailleurs pas tout à fait étrangère au monde indien habituel. Le yogîn tantrique a en commun avec la tradition hindoue d’être fortement marqué par des présupposés culturels, cosmiquement intégrateurs, qui remontent à l’époque védique. C’est un univers à la fois « familièrement étrange et étrangement familier ». C’est un cas extrême d’un certaine façon indienne d’être au monde. C’est une manière, parmi d’autres, d’être présent au monde en se sentant impliqué dans la vie, dans le mouvement qui l’anime, et qui nous mène peut-être vers… quoi ?

(Recueil de notes par Françoise Vernes)

André Padoux

Principales publications

Comprendre le tantrisme. Les sources hindoues, Albin Michel, 2010.

Mélanges tantriques à la mémoire d’Hélène Brunner, dirigé par André Padoux et Dominic Goodall, Institut Français de Pondichéry et l’École française d’Extrême-Orient, Paris, 2007.

Tantrikabhîdhanakôsa. Dictionnaire des termes techniques de la littérature hindoue tantrique. H. Brunner, G. Oberhammer et A. Padoux, VÖAW, Vienne,  2000 (Tome 1) et  2004 (Tome 2).

La lumière sur les Tantras. Le Tantraloka d’Abhinavagupta. Texte sanskrit, présenté, traduit et annoté par Lilian Silburn  et André  Padoux, Publications de l’Institut de Civilisation Indienne du Collège de France (Fasc. 66), Paris, 1998.

L’énergie de la parole, cosmogonies de la parole tantrique, Fata Morgana, 1994 (réimpression). Édité précédemment par Le Soleil Noir, Paris, 1980. Texte tiré d’une thèse de doctorat Recherches sur la symbolique et l’énergie de la parole dans certains textes tantriques. Publications de l’Institut de Civilisation Indienne du Collège de France (Fasc. 21), Paris, 1964-1975.

Une version anglaise corrigée en a paru sous le titre :
Vâc. The Concept of the Word in Selected Hindu Tantras, Albany,  State University of New York Press, 1990 épuisé ; réimpression : Delhi,  Sri Satguru Publications, 1992.

Le coeur de la yogini (yoginîhrdaya), avec le commentaire Dîpikâ d’Amrtânanda, traduit et annoté par A. Padoux. Publications de l’Institut de Civilisation Indienne du Collège de France (Fasc. 63), Paris, 1994.

L’image divine. Culte et méditation dans l’hindouisme, dirigé par A. Padoux, Éditions du CNRS, Paris, 1990.

Mantras et diagrammes rituels dans l’hindouisme, dirigé par A. Padoux, Éditions du CNRS, Paris, 1986.

Le Parâtrisikâlaghuvrtti d’Abhinavagupta. Texte traduit et annoté par A. Padoux.

Publications de l’Institut de Civilisation Indienne du Collège de France (Fasc. 38), Paris, 1975.

Prochaine publication :

Tantric Mantras, Londres, Routledge. Ce recueil de traductions anglaises de plusieurs articles écrits par A. Padoux sur divers aspects des mantra tantriques devrait paraître en 2011.


Hymnes aux Kâlî. La roue des énergies divines, traduit et présenté par Lilian Silburn. Publications de l’Institut de Civilisation Indienne du Collège de France (Fasc. 40), Paris, 2e édition, 1995.