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Spiritualité, écriture poétique et vision politique chez Muhammad Iqbal (1877-1938)

Conférence donnée par Denis Matringe, directeur de recherche au CNRS

Lundi 1er février 2010, Centre André Malraux, Paris

Comme Hugo dans la constellation du romantisme français, Iqbal est le poète qui se distingue indiscutablement parmi les écrivains indo-musulmans confrontés aux grands bouleversements politiques et sociaux des premières décennies du 20e siècle, donnant, jusqu’à l’excès parfois, sa pleine mesure à la réponse d’un lettré musulman aux sommations de l’Histoire lors de la marche de l’Inde vers l’indépendance. En dépit d’une santé tôt dégradée et d’une mort prématurée, Iqbal a incarné tout le cycle de l’évolution qui a fait passer la meilleure poésie ourdou d’une écriture conventionnelle à une pratique investie d’une mission sociale, jusqu’à devenir le poète musulman le plus acclamé en Inde et la plus vibrante force d’inspiration pour nombre de ses coreligionnaires.
Des centaines d’études ont été consacrées à Iqbal, et l’on hésite à ajouter une pierre à pareil édifice. On ne traitera ici que du rapport entre ses idées religieuses, telles qu’elles s’expriment dans ses écrits, et son engagement politique, qui se fit avec un certain décalage par rapport à l’immense notoriété que lui valut sa poésie dès le début des années vingt. Les principales questions qui nous arrêteront tiennent à la forme et à la logique de cet engagement.

I

La révolution intérieure d’Iqbal pendant son séjour en Angleterre ne peut se comprendre que dans le prolongement d’un cheminement intellectuel et religieux antérieur, infléchi par deux rencontres décisives, celles de deux maîtres : Maulvi Mir Hasan, homme de grande culture islamique et musulman moderniste, qui fut dans l’enfance et l’adolescence son professeur d’arabe, de persan et d’ourdou, et celle, au Government College de Lahore, du missionnaire et orientaliste Thomas Arnold (1864-1930), qui fut le professeur, le tuteur admiratif et le mentor d’Iqbal.

Le jeune homme qui arrive à Cambridge regarde encore le monde du point de vue d’une classe moyenne musulmane des villes du Panjab en train de s’arracher au vieil ordre féodal. Mais il a été sensibilisé au modernisme prêché à la fin du 19e siècle par Syed Ahmad Khan (1817-1898), et fait en outre siennes l’idéal du Congrès : une Inde libre et unie, où hindous et musulmans vivraient fraternellement côte à côte. Quant à sa religiosité, elle est marquée, comme celle de la majorité des musulmans indiens d’alors, par le soufisme contemplatif qui imprègne aussi toute la poésie persane et ourdou classique, et par la vénération des mystiques qui implantèrent et développèrent l’islam en Inde. Avant son départ pour l’Europe, le jeune homme n’était-il pas, du reste, allé se recueillir sur la tombe du grand saint chishti de Delhi, Nizamuddin Auliya, à la louange duquel il écrivit sur place un long poème ?

Iqbal est aussi façonné, comme jeune poète d’expression ourdou déjà reconnu, par trois grands héritages culturels : celui du romantisme européen, celui des poésies persane et ourdou classiques, et celui de la poésie des modernistes, disciples de Sayyid Ahmad Khan, au premier rang desquels Hali (1837-1914). Du premier de ces héritages, il a retenu le ton personnel et exalté, l’expression du sentiment de la nature et la conception du poète comme avertisseur, phare doué d’une intuition susceptible de bouleverser le monde. Du deuxième, il a acquis, outre un remarquable savoir-faire poétique, tout un répertoire d’images et de symboles où la lampe et la phalène, la coupe, la taverne, l’échanson, le musicien, le jardin, le cyprès, la rose, le rossignol, la brise et l’Aimé des mystiques tiennent une grande place. Du troisième enfin, il a fait sien le double impératif d’interroger la grandeur et la décadence de l’islam pour en préparer le renouveau, et de pratiquer une écriture qui réponde aux défis auxquels sont confrontés les musulmans indiens.

Mais en Angleterre, Iqbal reçut deux chocs déterminants. Le premier fut la découverte de la métropole et de ses contradictions : en face des idéaux généreux de la démocratie, du socialisme et du christianisme, en face d’un progrès scientifique et technique galopant porté par une activité protéiforme et incessante, en face d’un système d’éducation performant, il y avait l’exploitation capitaliste, les criantes inégalités sociales, le nationalisme et ses ravages, et aussi cet impérialisme et ce colonialisme dont il avait vu et subi les conséquences en Inde, lui qui, en Europe, se voyait partout traité sur un pied d’égalité avec les autochtones. Le deuxième choc lui vint de ses études et de son insatiable curiosité intellectuelle. Il se familiarisa en Angleterre avec l’oeuvre de grands penseurs, Hegel, Marx, Bergson et, plus que tout autre, Nietzsche. Il tira de cette fréquentation les outils intellectuels qui allaient l’aider dans sa réévaluation de sa propre culture islamique et dans l’analyse de la société indo-musulmane. Surtout, il retint de Nietzsche le soupçon jeté sur la pensée occidentale, dont tout le cours équivaudrait à une négation de l’expression vitale au profit de la soumission aux impératifs moraux engendrés par la médiocrité. Il retint aussi du philosophe qu’à partir de cette dénonciation, la dynamique d’un pragmatisme vital peut faire prendre corps à un « gai savoir », voie nouvelle ouverte à l’utopie d’une société de la Culture noble, dont la motivation est l’éducation de l’homme à la surhumanité par l’acte de se surmonter soi-même.

Il n’est pas difficile de retrouver ce schéma dans le système élaboré par Iqbal à son retour en Inde. Mais il serait réducteur et inexact de parler d’un simple emprunt. Profondément ébranlé par le choc reçu en Europe, c’est de l’intérieur qu’Iqbal critiqua sa propre culture, avec des outils conceptuels forgés à partir d’elle.

II

Sa culture d’origine, Iqbal en avait retrouvé en Europe une critique caricaturale qu’il connaissait de longue date : celle de cet orientalisme qui, pour reprendre les mots de Saïd, forme un « filet de racisme, de stéréotypes culturels, d’impérialisme politique et d’idéologie déshumanisante », et que subsume, pour une bonne part, la notion de « fatalisme oriental », même si, concernant les musulmans, d’autres images avaient largement cours : conquérants insatiables, dévots fanatiques, etc…

Iqbal était devenu conscient que ce prétendu fatalisme était un phénomène beaucoup plus « sociologique » que religieux. La pauvreté des masses indo-musulmanes et le poids des circonstances politiques et économiques, au temps des Moghols comme sous le joug du colonialisme, rendaient extrêmement aléatoire la possibilité d’un changement et favorisaient l’inhibition devant l’action. Or le Coran qualifie d’homme de « lieu-tenant », de Dieu sur terre (2.30) et dit de Dieu qu’il est le meilleur des créateurs (23.14, 37.125). Iqbal trouva dans ces versets coraniques l’aliment religieux de sa révolution intérieure, en tirant la conviction que chaque homme à son niveau peut et doit agir en créateur, que chacun peut et doit prendre en main sa destinée et oeuvrer à une juste organisation sociale.

De même que Nietzsche s’en était pris à toute la philosophie occidentale, Iqbal, pour rendre sensible sa critique à ses lecteurs et auditeurs musulmans,  choisit de s’en prendre à l’orthopraxie abêtissante des oulémas et des mollahs, et à la tradition de soufisme quiétiste et contemplatif dans l’esprit de laquelle il avait grandi. Iqbal avait appris au cours de ses études la dette de cette tradition à l’égard du néo-platonisme et des spéculations iraniennes, et c’est en la critiquant et proposant de renouer avec l’esprit arabe du Coran qu’il élabora le concept central de sa doctrine : celui de xwudī, littéralement « ipséité ».

Mais Iqbal ne rejeta pas tout le soufisme. Il en retint la dimension, fondamentale, d’incessante quête spirituelle et de recherche de proximité dynamique avec le divin. Il en préserva aussi, à sa façon, l’idée que la voie ne peut être suivie fructueusement que sous la direction d’un maître. Mais comme la nouvelle conception d’un sujet responsable, engagé de façon autonome dans l’action et dialoguant directement avec Dieu, rendait inconcevable d’être dirigé par qui que ce fût, Iqbal tourna la difficulté en se plaçant sous le patronage du plus célèbre soufi d’expression persane : Rumi (1207-1273), l’auteur du Masnavī spirituel enseigné et commenté de la Turquie à l’Inde et dont, selon lui, la pure mystique coranique restait incomprise.

Si grande était sa vénération pour Rumi, qu’Iqbal adopta pour toutes ses grandes oeuvres en persan le mètre du Masnavī s’offrant du coup la possibilité d’incorporer à tout moment de son écriture une citation de l’oeuvre de son guide. Rumi est, au demeurant, un personnage-clé de plusieurs poèmes d’Iqbal. Ainsi, dans le prologue de son premier masnavī en persan, Asrār-i bexwudī, « Les secrets de la non-ipséité » (1915), Rumi lui apparaît et l’incite à prendre la parole, et dans le dernier, Javed-nāma « Le Livre de l’éternité » (1932), il lui sert de guide, comme Virgile à Dante, dans son voyage céleste. Enfin, à une époque où plus aucun@ poète indo-musulman ne pratiquait activement cette langue, Iqbal choisit de composer ses grandes oeuvres dans l’idiome de Rumi, seule, écrivit-il, susceptible de s’accorder à l’élévation de ses pensées. Musulman écrivant pour des musulmans, peut-être fit-il aussi ce choix dans l’espoir d’être, comme en son temps Rumi, compris de la Turquie à l’Inde.

C’est dans quatre longs poèmes en persan publiés entre 1915 et 1936 qu’Iqbal délivra son message de la manière la plus systématique. Ce message fut constamment repris dans des recueils de poèmes plus courts, en persan et en ourdou, et retravaillé en anglais dans The Reconstruction of Religious Thought in Islam (1934). Les poèmes d’Iqbal en ourdou étaient, pour tant d’entre eux, d’une telle beauté, d’une telle perfection poétique, d’une telle élévation de pensée, d’un ton si prophétique et transportant, que l’on continue à les réciter et à les chanter avec une émotion intense.

On ne peut qu’être frappé par la constance avec laquelle l’armature conceptuelle centrale de ce message  s’est ainsi maintenue intacte plus de vingt années, quelle qu’ait pu être l’évolution de la pensée d’Iqbal, au cours d’une période historique où se succédèrent des événements cruciaux pour le devenir de l’Inde. Mais, en 1915, Iqbal semble opérer une révolution culturelle intérieure, reniant ce qu’il avait aimé et qui avait fait de lui un poète, cet héritage persan et indo-persan dominé par la figure immense de Hafez de Chiraz (vers 1325 – vers 1390). Certains grands ghazals de Hafez sont à forte teneur spirituelle, ésotérique au sens soufi (bātin) et tournés vers la contemplation de l’attribut divin de Beauté. Grâce à cette contemplation, le poète s’échappe aux tourments de l’angoisse ainsi qu’aux embûches de la quête, et il accède finalement à cette non-ipséité (be-xwudī) qui permet, selon les soufis, de faire l’expérience du divin.

La quête, chez Hafez, ne semble pas conduite sous la direction d’un maître humain, mais exclusivement en suivant les injonctions du coeur, et à partir d’un lieu imaginal qui tient volontairement à distance tous les représentants de la religion constituée, et qu’en référence tout à la fois au puissant courant mystique des hommes du blâme de soi (malāmatī) et à l’ancienne perse zoroastrienne, il appelle la taverne des mages.

La récusation du soufisme contemplatif et de ses héritages grec et persan impliquait pour Iqbal la répudiation de Hafez, sans doute pour lui douloureuse, et blasphématoire pour nombre de ses contemporains. Mais pour Iqbal, si l’homme veut jouer le rôle à lui assigné par Dieu, il ne doit pas, comme Hafez, rejeter son ipséité (xwudī), qui est précisément l’ensemble des potentialités mobilisables en vue de l’action positive. Il lui faut au contraire la développer : telle est la vraie vie (zindagī), le véritable exercice de la « lieutenance divine ». L’homme ne devient lui-même, ne vit vraiment qu’en modifiant jusqu’à la limite de ses possibilités les conditions dans lesquelles il est né. Se sacrifier pour la cause librement choisie est encore une forme de la vraie vie, et c’est ce don de soi à l’idéal qu’Iqbal appelle « amour », išq, l’opposant souvent à ‘aql, « l’intellect », « la rationalité » liée au calcul et à l’intérêt égoïste.

Cet idéal, même si l’élan vital qui en est la clé rappelle Nietzsche et Bergson, vise à produire non un surhomme nieztzschéen, mais un vrai croyant, un mard-i momin qui évoque l’Homme parfait du soufisme (al-insān al-kāmil), dont le modèle est le Prophète, et l’horizon l’Arabie des premiers temps de l’Islam, antidote aux sortilèges soporifiques de la poésie persane.

Retrouver l’idéal arabe ne signifie en rien, toutefois, une régression religieuse. Ce qu’Iqbal rejette à travers le soufisme ascétique et contemplatif, ce sont les attitudes de résignation, de contentement paisible, bref, ce « fatalisme » des orientalistes évoqué plus haut. Et ce qu’il propose est une véritable révolution théologique : pour Iqbal, Dieu est fondamentalement immanent et attaché à créer un monde meilleur avec les hommes.  Ce n’est plus l’homme qui, avant d’agir, se tourne vers un maître spirituel pour apprendre de lui vers quoi Dieu l’engage. C’est Dieu, « le meilleur des créateurs », qui met sa toute-puissance au service du désir de son lieutenant.

Pour Iqbal, comme pour le Victor Hugo des Châtiments, « ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent », et les individus libérés par l’exaltation de la xwudī sont appelés à trouver leur organisation sociale idéale dans une communauté tout à la fois moderne par son rejet d’une existence tournée vers l’autre monde, et islamique par sa vision d’un ordre social débarrassé du nationalisme, dans lequel Iqbal voit la cause de tous les maux. L’une des caractéristiques essentielles de la Nation musulmane (millat) est en effet de n’être, contrairement à la nation (qaum) de l’hindouisme politique ou des États-nations d’Europe, assignée à aucune délimitation territoriale.

Dans un des plus importants poèmes de Bāng-i dārā intitulé Xizr-i rāh « Le Xizr du chemin », en référence au grand saint panislamique Xizr, ce message d’Iqbal sur le nationalisme se prolonge dans le double refus d’une part d’un colonialisme paré d’atours démocratiques et d’autre part de l’exploitation du pauvre par le riche, du travailleur par le capitaliste. Certes, on perçoit dans ce poème l’effet d’idées socialistes et de la révolution russe. Mais en dépit de valeurs communes dûment reconnues (« Bolchevism plus God is almost identical with Islam »), Iqbal rejette le communisme, « religion de ce prophète qui ne connaissait pas Dieu », comme il appelle Marx, et « fondée sur l’égalité des ventres ».

C’est dans l’islam qu’Iqbal voit le véritable remède aux maux qu’il dénonce. Mais à défaut de pouvoir caractériser la société du gouvernement divin dont il fait chanter l’avènement dans le Javed-nāma par le penseur panislamique Jamad al-Din Afghani (1837-1897), Iqbal indique qu’à l’unité de Dieu (tauhīd) doit répondre sur le plan social l’universelle fraternité de l’islam, dont la Ka’ba est le centre sensible (markaz-i mahsūs). Et surtout, il pose deux principes fondamentaux. Le premier est celui de l’ijtihād « effort de réflexion personnelle », élément dynamique par excellence de la civilisation islamique, dont la perte historique a ouvert la voie aux tyrannies ainsi qu’au soufisme reclus, et a causé le déclin de l’islam. Ce principe, autant que contre la passivité des soufis, Iqbal en fait une arme contre le réformisme traditionaliste fondé sur le taqlīd, soumission à la jurisprudence et imitation servile des modèles établis, susceptibles de s’accommoder de tous les régimes politiques.

La loi islamique, pour Iqbal, n’est en effet pas immuable. L’ijtihād permet tout à la fois d’échapper à sa fossilisation par les écoles de jurisprudence, et d’oeuvrer à son ajustement aux exigences du présent. Le second principe est celui d’ijmā’ « consensus », auquel Iqbal donne un sens révolutionnaire, et qui ne contredit qu’en apparence son rejet d’une démocratie de type européen. Ce nouveau consensus, c’est celui auquel parviendrait un système de gouvernement parlementaire au sein d’un État islamique où l’ijtihād aurait toute sa place.

III

Iqbal ne fut pas seulement un poète et un penseur, il fut aussi un homme engagé dans l’action, et le moment est venu de questionner cet engagement au regard de ses idées religieuses. Ces dernières le portaient tout naturellement vers le panislamisme : le traitement de choix réservé à Jamal al-Din Afghani dans le Javed-nāma en atteste. Mais bien des actions et des positions du poète semblent contredire cette dimension fondamentale de son engagement. On a parfois mis l’accent sur ces contradictions, qui peuvent sembler flagrantes, sans prendre en considération qu’Iqbal était tout à la fois un musulman panislamiste, un Indien et un Panjabi ou, pour le dire dans la terminologie des sciences sociales, sans prêter suffisamment attention aux jeux d’échelles qui commandaient aux formes de son engagement.

À un premier niveau, Iqbal est, dans nombre de ses poèmes, en dialogue avec de grands penseurs et avec des hommes d’action des mondes européen et asiatique à la xwudī remarquablement développée et engagés au service de leur communauté. Iqbal, panislamiste désireux de contribuer à l’avènement d’une fraternité musulmane universelle, se montra attentif à tout ce qui se passait dans le monde musulman, et s’engagea à plusieurs reprises pour y intervenir, qu’il s’agisse des pays arabes en général, de la Palestine, de la Turquie, de l’Asie Centrale ou de l’Afghanistan.

En Inde même, maintenant, la question pour Iqbal semble avoir été de trouver la bonne manière d’articuler une pensée globale dont nous avons parcouru le soubassement religieux et le déploiement panislamique, avec un engagement local. Essayer de faire comprendre son engagement, après une longue période recluse jusqu’au début des années 1920, supposerait aussi d’en indiquer les conditions sociales et politiques.

Retrouvons donc Iqbal à l’époque où se déployèrent pour la première fois ses idées neuves, celle de la première guerre mondiale à laquelle participèrent massivement les troupes indiennes. La guerre même, ainsi que le retour de Gandhi dans son pays natal en 1914 et la révolution russe provoquèrent en Inde une agitation sans précédent. Les Britanniques réagirent en promulguant, en 1919, un nouveau Government of India Act qui renforçait l’autonomie des provinces et transférait à des ministres indiens responsables devant des assemblées législatives provinciales certains secteurs jusque là réservés aux gouvernements provinciaux britanniques, sur la base d’électorats séparés pour les hindous et les musulmans, dont avaient convenu la Ligue et le Congrès lors d’un pacte signé à Lucknow en 1916. Mais en cette même année 1919, les Rowlatt Acts, promulgués par le Conseil législatif impérial, prolongeaient certaines restrictions aux libertés fondamentales introduites pendant la guerre, instituaient des cours spéciales et autorisaient la détention sans procès pour activités subversives. Gandhi réagit en appelant à une grève et à des rassemblements de protestation pacifique ; mais à Amritsar, le général Dyer fit ouvrir le feu, au jardin dit Jallianvala Bagh, sur une foule pacifiquement rassemblée, et ses soldats massacrèrent plusieurs centaines de personnes. Des émeutes s’ensuivirent dans plusieurs grandes villes. Rabindranath Tagore renvoya son titre de chevalier en signe de protestation.

Iqbal semble n’avoir guère réagi, publiquement du moins, aux événements. Il participa bien, fin 1919, à un rassemblement des musulmans de Lahore où il fut décidé de ne pas célébrer l’anniversaire de la victoire des alliés, mais cet idéaliste, pourfendeur du colonialisme, accepta, malgré le geste de Tagore, d’être anobli en 1922. On apprend qu’à cette époque-là, il s’attachait aussi à la composition d’un manuel scolaire d’ourdou, comportant des extraits poétiques propres à inspirer les enfants.

Le premier engagement politique d’Iqbal se fit sur une ligne très modérée, et en contradiction apparente avec ses idées religieuses : mais ici, la question des échelles prend tout son sens. C’est tardivement, en 1926, que furent organisées au Panjab les premières élections résultant de l’Act de 1919. Le parti qui allait s’affirmer alors et remporter toutes les élections jusqu’à sa défaite de 1946 était le Parti unioniste, poussé par les Britanniques et dominé par un conglomérat de grands propriétaires terriens hindous, sikhs et musulmans. Or, le chantre du panislamisme se laissa convaincre par ses amis musulmans du Parti unioniste, pour lequel il n’avait guère de sympathie, de se faire élire, fin 1926, membre du Provincial Legislative Council dans la circonscription musulmane de Lahore. À l’époque, Iqbal était aussi secrétaire de l’All-India Muslim League, poste dont il démissionna l’année suivante en raison de divergences de vues sur la question de l’autonomie provinciale, à laquelle il tenait et sur laquelle la Ligue se montrait prête à transiger.

Ces deux formes d’engagement d’Iqbal, aux côtés des Unionistes, et dans la Ligue, se situent à deux échelles différentes : celle du Panjab pour la première, et celle de l’Inde pour la deuxième. Concernant le niveau panindien, l’adhésion d’Iqbal à la Ligue musulmane, qui est alors un parti de nantis, s’explique par le fait qu’il voit dans cette organisation la seule qui soit susceptible de rassembler autour d’une plateforme islamique des musulmans indiens autrement séparés par la position socio-économique, la langue et les affiliations religieuses. Pour ce qui est du Panjab, comme la Ligue y est quasi inexistante, Iqbal s’engage là où il estime pouvoir faire progresser la cause des musulmans, en se faisant élire sur un siège réservé aux musulmans, au sein du parti appelé à dominer l’assemblée : ses interventions au Legislative Council visent principalement l’amélioration du sort des paysans les plus pauvres par des mesures d’allègement fiscal et de progressivité de l’impôt, la défense des écoles musulmanes et la prévention du communalisme.

La démission du poste de secrétaire de la Ligue, quant à elle, relève d’une vision qui allait être l’engagement fondamental d’Iqbal dans les dernières années de sa vie. Iqbal considérait que le sort des musulmans de l’Inde se scellerait dans ces régions du nord-ouest – Sindh, Baluchistan, Panjab et NWFP (North-West Frontier Province) –  où ils étaient majoritaires et non soumis à un roi hindou comme au Cachemire. Il était donc pleinement en accord avec la Ligue lorsque celle-ci, conformément à ses vues, demanda en 1924, à sa session de Lahore, plus d’autonomie pour les provinces à majorité musulmane. Mais le mémorandum, qu’en l’absence d’Iqbal, malade, les dirigeants de la Ligue rédigèrent pour la Simon Commission, exclusivement britannique, envoyée en Inde en 1927 pour étudier de nouvelles réformes constitutionnelles, en restait, à propos de l’autonomie provinciale, à un statu quo inacceptable pour Iqbal.

Ses conceptions sans cesse approfondies d’une autonomie provinciale qui était à ses yeux la seule façon pour les musulmans de l’Inde de vivre pleinement selon leur ethos et leurs normes, Iqbal les exposa de façon magistrale et visionnaire le 29 décembre 1930 à Allahabad, dans sa longue Presidential Address à la session annuelle de l’All-India Muslim League. Le fondement de son propos était une idée formulée pour la première fois trente-sept ans plus tôt par le moderniste pro-britannique Syed Ahmad Khan, à savoir qu’hindous et musulmans forment, au sein d’un même pays, deux nations distinctes : « In India, avait-il déclaré en 1883 (WS 159), there live two prominent nations which are distinguished by the names of Hindus and Muslims ». Iqbal avait fait sienne cette « théorie des deux nations », et lui donna une tout autre dimension. À la différence du christianisme en Europe, argumenta-t-il, l’islam ne saurait, sous peine d’être vidé de sa substance, être relégué à la sphère privée ; l’expérience religieuse individuelle y est intrinsèquement liée à un ordre social spécifique et à des affinités géopolitiques avec l’Asie de l’ouest et le Moyen-Orient, alors que celles des hindous les porteraient vers l’Asie orientale. Les musulmans de l’Inde doivent donc, pour Iqbal, se voir reconnaître le droit à vivre selon leur culture religieuse propre, dans le cadre d’une forme supérieure de communautarisme, où chaque communauté respecte scrupuleusement les coutumes et les institutions des autres. Au bout du compte, estime Iqbal, pour les musulmans indiens, la solution passe par la création, au sein de l’Inde, d’un État où ils soient largement majoritaires, et qui serait formé du Panjab, de la North-West Frontier Province, du Sind et du Baluchistan.

Iqbal défendit encore ses idées en 1931 et 1932, lors des deuxième et troisième Round Table Conferences destinées à préparer, à Londres, une nouvelle réforme constitutionnelle. Mais surtout, après le Communal Award de 1932, qui maintenait les électorats séparés et en étendait le principe, et le Government of India Act de 1935 qui, notamment, abolissait la dyarchie dans les provinces et leur accordait l’autonomie, Iqbal fit de plus en plus pression sur Jinnah, qu’il contribua à faire réélire Président de la Ligue en 1936, après un long interrègne consécutif à l’établissement en Angleterre pour trois ans (1930-1933) de celui qui avait présidé la Ligue depuis son tournant nationaliste de 1913. Cette pression s’exerça dans un double sens, qui montre bien l’articulation entre les différentes échelles de réflexion. Pour Iqbal, Président de la Punjab Provincial Muslim League, Jinnah était le seul qui pût conduire les musulmans vers la forme politique qui les constituerait en État-nation au sein de l’Inde. Iqbal, d’une part, pressa Jinnah de renoncer à l’alliance dans laquelle il avait engagé le Parti avec les Unionistes, c’est-à-dire les féodaux et les pīr, ces maîtres du soufisme populaire devenus seigneurs terriens par le jeu des fondations pieuses : la Ligue devait en effet apparaître avec un programme clairement moderniste. Il chercha d’autre part à le détourner de sa priorité donnée à la recherche d’un accord avec le Congrès au niveau central, pour se concentrer sur la création d’un ou de plusieurs États musulmans en Inde, là où les musulmans étaient majoritaires.

À cette époque, deux conceptions du nationalisme indo-musulman s’affrontaient : le nationalisme composite et le nationalisme séparatiste. Pour les tenants de la première, la lutte contre les Britanniques ne pouvait être fructueuse sans une alliance avec les hindous. Abul Kalam Azad (1888-1958), lui aussi un grand penseur islamique, fut le chantre de cette tendance. Pour lui, musulmans et hindous constituaient une seule nation, et il parvint à obtenir la caution des oulémas réformistes traditionalistes de l’école de Deoband.

Les nationalistes séparatistes s’appuyaient, pour leur part, sur la théorie des deux nations, dont Iqbal était alors le héraut. Pour eux, les musulmans étant une minorité en Inde, ils étaient appelés à subir, dans une Inde démocratique, les volontés de la majorité hindoue. Mais ce courant séparatiste était lui-même divisé en deux tendances. Pour certains, qui commençaient à demander la création d’un Pakistan indépendant et que Jinnah rejoignit en 1940, le nouvel État devait être laïque et protéger les minorités indépendantes. D’autres, autour du fondamentaliste orthodoxe Maududi (1903-1979), voulaient la création d’un État théocratique, et pour eux, le séparatisme de la Ligue musulmane n’était qu’un piège. Ils n’avaient pas une conception territorialisée du dāru’l-islām « pays d’islam », même si à la partition, ils optèrent finalement pour le Pakistan, dans l’espoir d’en faire une théocratie.

Mais le séparatisme d’Iqbal n’était pas celui du mouvement pour un pays séparé, le Pakistan. Une première demande en ce sens était apparue en 1933, sur la base du nom PAKSTAN forgé par un étudiant panjabi de Cambridge, Choudhary Rahmat Ali (1897-1951), à partir des noms Punjab, Aghan province, Kashmir et Sindh. Rahmat Ali s’identifiait comme le fondateur du « Pakstan National Movement », et il prit soin de préciser que le plan de son mouvement en faveur d’un nouvel état fédéral musulman était « basically different from the suggestion put forward by Doctor Sir Muhammad Iqbal », dont l’entité musulmane du nord-ouest devait rester au sein d’une fédération indienne.

Pour faire aboutir son propre projet, Iqbal, nous l’avons vu, poussait le moderniste Jinnah et la Ligue à épouser ses vues. Mais en même temps, il était entré en relation avec la grande figure de l’autre pôle du séparatisme, le fondamentaliste Maududi. On retrouve à l’extrême, dans cette double attitude, la tension, dans la pensée politico-religieuse d’Iqbal, entre ce qu’il appelle dans une lettre à Jinnah « the enforcement of the Law of Islam and its further development in the light of modern ideas ». Iqbal avait rencontré une première fois Maududi à Hyderabad en 1929. Il avait lu son livre sur le jihad et recevait sa revue Tarjumanu’l-Qur’an. Iqbal avait en tête de fonder dans le Panjab un établissement modèle d’enseignement pour propager une nouvelle idéologie islamique. Il s’était même adressé au recteur moderniste de l’Université Al-Azhar au Caire pour lui demander s’il aurait un directeur à lui proposer. Faute d’aboutir, il s’était résolu à préparer la création de son établissement sans en planifier l’organisation, et s’était pour cela tourné vers une de ses connaissances, Niyaz Ali, qui entendait créer une fondation pieuse (waqf) à pathankot, dans le Panjab. C’est Niyaz Ali qui proposa à Iqbal d’écrire à Maududi pour l’inviter à être l’administrateur de la fondation, sur laquelle plus tard verrait le jour le nouvel établissement d’enseignement. Iqbal accepta, et Maududi prit finalement, en mars 1938, la tête du projet, nommé à son initiative Dāru’l-islām « Pays de l’islam ». L’autonomie lui était garantie, Iqbal ayant seulement exigé qu’il ne mêlât pas son activité politique à la gestion de la fondation pieuse. Maududi se trouva bientôt libre d’agir à sa guise, Iqbal étant décédé le 12 avril.

Iqbal ne partageait pas les vues de Maudadi. Il avait peu de considération pour lui et n’avait pas envisagé de faire de lui le directeur de sa future institution d’enseignement. Mais il est significatif de son désir d’envoyer un signal fort concernant la charia, qu’il ait accepté de faire appel à lui : on retrouve là son absence d’hésitation devant un « signifiant » pouvant aux yeux des musulmans panjabis signifier l’affirmation islamique.

À la différence de Maududi, Iqbal n’était pas  un communautariste au sens restreint du terme. Pour lui, la Nation musulmane (millat) en Inde n’avait pas à affirmer son identité dans une compétition avec d’autres, mais en exprimant positivement l’héritage islamique qu’elle partageait avec les musulmans du monde entier. Les symboles islamiques auxquels Iqbal était attaché et par lesquels il mobilisa à travers sa poésie, avaient pour visée d’inciter chaque musulman indien à cheminer vers la réalisation de sa perfection individuelle. Il s’agissait moins pour Iqbal de tracer des frontières infranchissables entre les musulmans et d’autres groupes, les hindous notamment, ou d’appeler au rejet des identités locales, que d’oeuvrer à la transformation intérieure de chaque individu.

Les concepts de communauté musulmane rassemblée et d’État islamique idéal étaient aussi, pour lui, des instruments de lutte idéologique contre les réformistes traditionnalistes. Ces derniers mettaient l’accent sur l’adhésion individuelle à la charia, quelle que fût la nature de l’État. Pour eux, une communauté musulmane existait dès lors que ses membres acceptaient passivement la charia sous la direction religieuse des oulémas. Pour Iqbal au contraire, l’islam avait pour vocation essentielle de façonner des individus perpétuellement désireux de transformer le monde, capables de créer et de faire évoluer un ordre social et des formes politiques de leur choix, dont le poète ne proposa jamais de contours définis. Mais par ses idées religieuses, les symboles qu’il forgea pour mobiliser, sa redéfinition de la communauté musulmane et son propre engagement, il contribua de façon déterminante à produire contre les pīr,  les traditionalistes et  les intégristes, une  nouvelle définition culturelle de ce que pourrait être un pouvoir politique musulman en Inde.

Denis Matringe (CNRS – EHESS, Paris)

Denis Matringe a publié notamment :

  • Littérature, histoire et religion du Panjab, 1890-1950, Publications de l’Institut de Civilisation Indienne n°77, Collège de France, Paris, 2009
  • Les Sikhs : histoire et tradition des « Lions du Panjab », Albin Michel, Paris, 2008
  • Un islam non arabe : horizons indiens et pakistanais, Téraèdre, Paris, 2005
  • Sassi, de Hasam Sah. Texte présenté traduit du panjabi et annoté par Denis Matringe. Ouvrage publié avec le concours du Collège de France. Bilingues L & M 9. Langues et Mondes, Paris, 2004
  • Naissance et déclin d’une qasba : Chanderi du Xe au XVIIIe siècle. En collaboration avec Gérard Fussman, Eric Ollivier et Françoise Pirot. Publications de l’Institut de Civilisation Indienne, Collège de France, Paris, 2003
  • Mîr Taqî Mîr. Masnavîs. Poèmes d’amour de l’Inde Moghole. Traduit de l’ourdou, présenté et annoté par Denis Matringe. Connaissance de l’Orient 81. Collection UNESCO d’oeuvres représentatives. Gallimard, Paris, 1993
  • Hir Varis Sah, poème panjabi du XVIIIe siècle. Introduction, traduction et commentaire (str. 1 à 110) de Denis Matringe. Institut Français d’Indologie, Pondichéry, 1988.