Avant la représentation de Battlefield mis en scène par Peter Brook et Marie-Hélène Estienne aux Bouffes du Nord, (d’après le Mahâbhârata et la pièce de Jean-Claude Carrière, 1975), Peter Brook s’entretient avec Jean-Claude Carrière sur leur collaboration autour du Mahâbhârata et de Shakespeare (17 octobre 2015).
Le mystère humain du Mahâbhârata
Quand le Mahâbhârata a été mis par écrit, il avait déjà été conté pendant des centaines d’années dans tout le continent indien et, en Inde, explique Peter Brook, nous avons assisté à cette continuité étonnante : des conteurs par terre entourés de gens tous assis. Quand on a mis ensemble les premiers manuscrits issus des quatre coins de l’Inde, on s’est aperçu que les récits étaient plus ou moins les mêmes ; les actions parallèles varient mais l’épine dorsale demeure, le cœur est le même partout. C’est un grand mystère : serait-ce le subconscient de l’Inde qui a senti le besoin de se manifester dans ces histoires ? Aucun autre pays n’a un rapport aussi étroit avec une œuvre que le continent indien.
Le Mâhâbhârata, shakespearien ?
Quand nous avons rencontré le Mahâbhârata, nous avons été totalement convaincus de ce qui se dit en Inde encore aujourd’hui, « Ce qui n’est pas dans le Mahâbhârata n’existe nulle part ». On peut dire la même chose pour Shakespeare. Prenons l’ensemble de ses pièces, on trouve toujours quelque chose qui s’applique à toutes les situations humaines qui existent, et sa générosité est si totale qu’il donne aux plus petits personnages le maximum d’humanité. Voilà deux œuvres de l’humanité qui viennent de deux pôles séparés et qui ne se sont pas connues pour autant qu’on le sache !
De même que Shakespeare ne veut donner aucun message, mais nous faire sentir à quel point une idée peut être contradictoire, changeante et différente selon les individus, le Mahâbhârata, qui se dit lui-même le grand poème du monde, accueille les points de vue les plus contradictoires : c’est à nous de peser ce qui se passe, car les situations ne montrent jamais une seule version et les personnages nous montrent une vérité contradictoire. Bien sûr, il y a les bons, les méchants, les tièdes, les violents, un clan pour lequel nous avons plus de sympathie que pour l’autre, mais dans le clan des méchants, on rencontre des caractères extraordinaires, riches et passionnants. Il faut avant tout se garder de tout jugement a priori sur les personnages car les acteurs vont s’en emparer et les jouer avec le plus de vérité possible.
Le théâtre, une collaboration
Après être arrivé à Paris pour y travailler, Peter Brook découvre peu à peu que le vrai théâtre est celui où l’on sent que la représentation, l’histoire, les acteurs et le public sont une seule et même chose qu’il est pourtant impossible de saisir complètement. Le public participe à cette immense richesse, si concentrée, du théâtre. Il arrive sans passeport, sans dire pourquoi il vient le temps de la représentation. Mais tous ceux qui se sont réunis ainsi vont tenter de capter un aspect de la vérité humaine, et c’est pour cela que le théâtre existe.
On ne peut changer le monde, mais ce monde qui se déroule sous nos yeux, le temps d’une représentation, on peut le changer. C’est ainsi que l’on a commencé à travailler aux Bouffes du Nord, explique Peter Brook, avec la difficulté, pour notre premier grand travail, de trouver un auteur qui ait tous les talents sans essayer à tout prix d’imposer son point de vue, mais qui laisse les choses évoluer en collaboration, qui accepte de chercher ensemble à partir d’un thème.
Nous avons trouvé en Jean-Claude Carrière l’ouverture exceptionnelle que nous cherchions, le goût d’une collaboration qui est nécessaire au théâtre : le metteur en scène n’est pas auteur, le musicien n’est pas auteur, l’acteur n’est pas auteur, et chacun apporte sa contribution.
Nous avons commencé à travailler Timon d’Athènes de Shakespeare et une longue collaboration nous a finalement menés au Mahâbhârata.
Entre le moment où l’on a pris la décision de le faire et la première représentation, onze ans se sont écoulés – dont une préparation très longue et minutieuse qui a nécessité plusieurs voyages en Inde, une recherche de texte très difficile car plusieurs versions existent, certaines injouables, d’autres, au contraire, très écrites mais loin du texte. C’est dans ce chemin très étroit que nous sommes allés.
Le travail sur le Mahâbhârata
Pour ma part, dit J-C Carrière, je ne connaissais que superficiellement la culture de la civilisation indienne. C’est donc arrivé peu à peu. Quelque chose s’est passé le jour où nous avons rencontré Philippe Lavastine qui donnait une conférence sur le Mahâbhârata. (Nous nous sommes dit que c’était un sujet peu connu en Occident qui pourrait nous intéresser. Donc, notre approche a commencé sans lecture préalable. Philippe nous a conté pendant des mois le Mahâbhârata. J’ai écrit une première version très courte, une centaine de pages avant de lire l’épopée, ce qui a contribué à nous donner quelque chose de vivant.
La langue de base du Mahâbhârata est le sanskrit, texte traduit en français par Hyppolite Fauche, au XIXe, puis en anglais, comme la version traduite par Roy vers 1920 et bien sûr, la traduction publiée sous la direction de Madeleine Biardeau, un très grand personnage qui nous a beaucoup aidés. Peter Brook avait la version anglaise et moi la française, séparément, explique J-C Carrière. Le travail de lecture du Mahâbhârata a duré un an en prenant des notes. De temps en temps, nous nous parlions pour savoir où nous en étions de l’immense lecture.
Nous sommes restés six ou sept ans avant de décider que le moment était venu d’aller en Inde travailler le Mahâbhârata.
La recherche de l’universel
Qu’est-ce qui est profondément permanent dans le Mahâbhârata ? L’idée que nous naissons dans un univers où la guerre est en nous, voilà ce qui nous a guidés dès le début.
Peu à peu, on s’est aperçu que les scènes simples marchaient et que celles qui étaient très élaborées avec des détails locaux concernant l’Inde, ne marchaient pas du tout. On cherchait en tâtonnant une vérité qui était comme un savon et qui nous glissait à chaque instant entre les doigts, mais on se disait aussi : « là, il y a un moment de vérité », quelque chose qui peut toucher tout le monde.
Relier la forme et le fond
Le Mahâbhârata se joue souvent en Inde et la langue ne doit être ni archaïque, ni modernisante. Garder le sens, le rythme, le son, la sonorité particulière. Quand on a traduit une page ou deux, on peut les faire jouer et voir ce qui ne va pas ou ce qui va bien, naturellement, sans aucun effet littéraire.
J’ai commencé un travail d’écriture en prenant de tous petits exemples, confie J-C Carrière. Tel mot ou telle phrase peuvent-ils traduire tel mot ou telle phrase ? J’arrivais avec une scène écrite que les acteurs jouaient dans son contexte. On refaisait, version après version, et très vite on s’est aperçu qu’un certain nombre de mots qui nous sont très familiers sont impossibles à utiliser en français, ainsi « chevalier », « noble » ou « javelot » et « glaive » trop romains, ou encore « prophète », trop lié à la Bible. Certains mots peuvent avoir un double sens, comme « le sang », blessure ou synonyme de lignée. Des mots comme « la vie » et « la mort » nous ont guidés au début.
J-C Carrière évoque alors les cahiers entiers de mots qu’il s’était interdit. Comment trouver des équivalences au mot atman ou dharma ? Les mots ne sont jamais innocents. Quand un acteur les prononce, il projette sur le public des images qui risquent de troubler, de corrompre la part de l’Inde.
Quelle forme physique allions-nous donner au texte ?
Tout ce qui est présenté au théâtre est évocation, appel à l’imagination du spectateur, explique Peter Brook. Nous avons fait de multiples essais avec l’aide de Chloé Obolenski, responsable des costumes ; elle a évité une reconstitution académique qui génèrerait des disputes sanglantes, d’autant plus que nous ne savons pas à quelle époque se passe le Mahâbhârata et quels étaient les costumes. On s’était fait faire des chaussures en Inde, « à l’indienne », ce qui, déjà, trahissait l’universalité de l’œuvre. Dans les derniers jours avant la représentation, on a fait jouer tout le monde pieds nus, même dans les scènes de bataille. Les acteurs, hommes, femmes, enfants, ermites, combattants, rois, mendiants, ont joué toujours pieds nus, sans que personne ne le remarque.
Pour la gestuelle des mains, il s’agit tout simplement de faire une suggestion qui, au moment-même, ni avant ni après, semble convaincante.
Nous avons assisté à des représentations du Mahâbhârata en Inde où le conteur, assis par terre, n’avait pour seul accessoire qu’un bâton. Ce bâton, si nécessaire, devenait un instrument de guerre, mais ce bâton jfaisait face à Arjuna quand, au début de la bataille, il y avait deux lignes de combattants face à face.
Les répétitions
On improvisait de petites scènes avant que je ne me lance dans la grande traduction, explique J-C Carrière. Chaque fois que j’avais une scène de traduite, on se réunissait à quatre ou cinq pour la travailler et voir ce qui marchait ou pas. Les répétitions ont duré un an.
Un bon acteur ne fixe jamais sa manière de dire ; tous les soirs, la relation se crée entre ceux qui écoutent l’histoire, le public, et tous les acteurs qui participent à l’histoire : ce doit être convaincant et ce n’est pas une répétition.
Du Mahâbhârata à Battlefield
Le Mahâbhârata est une œuvre complète, mais quels extraits nous touchent directement aujourd’hui ? Une phrase du Mahâbhârata nous est venue lors de notre toute première conversation autour de Battlefield : « Toute victoire est une défaite ». Le choc de deux mots extraordinaires mis côte à côte, dont nous avons tellement d’exemples dans l’histoire.
Ce fut notre point de départ et une réponse à la question « Qu’est-ce que la victoire ? ».
Pour Battlefield nous avons éliminé tout ce qui donnait l’impression d’être du déjà vu retravaillé. Pendant une longue période, à partir d’extraits du texte de J.-C. Carrière, on a fait une série d’ateliers pour mettre à l’épreuve des fragments, long travail jusqu’à la mise en forme qui est très rapide par rapport à cette exploration : « essayons ceci, essayons cela », puis cela se distille pour, peu à peu, arriver à une forme qui commence à se dessiner.
La mise à l’épreuve du texte
Jean-Claude Carrière, responsable du texte, Peter Brook, Marie-Hélène Estienne, leur collaboratrice, les techniciens et les acteurs ont travaillé ensemble de façon si intime qu’il aurait été très difficile de distinguer les tâches. Quand une scène est écrite, dit J-C Carrière, il faut l’éprouver tout de suite. Les acteurs jouent le texte comme ils le sentent, sans rien savoir de la situation. Le premier contact entre les acteurs et le texte est toujours révélateur. Le réel et l’irréel se mêlent à un point extrême dans le Mahâbhârata, ce qui génère une magie difficile à jouer.
Aucune mise en scène n’est fixée à l’avance. Il est souvent arrivé de changer le texte, voire de supprimer une scène entière et cela peut changer indéfiniment. D’un côté, remarque J-C Carrière, on a peur d’être trop proche d’un réalisme absurde puisque nous ne savons pratiquement rien sur cette époque de l’Inde ancienne, et d’un autre côté toute mise en scène qui oublierait complètement l’Inde serait tout autant absurde. Le chemin n’est pas tracé en théorie. Il se découvre, il s’invente même à chaque pas.
Il n’y a pas de schéma, confirme Peter Brook. On essaie tout le temps d’éviter que quelqu’un prenne des notes et se dise « ah oui, je comprends leur méthode ». De même que l’on se trompe toujours quand on veut trouver l’intention de l’auteur.
Une méthode sans méthode ?
Notre méthode consiste à ne pas avoir de méthode, prendre l’histoire au début par des improvisations légères sans décider d’avance de la forme ni du jeu, répond J-C Carrière. Mais à partir du moment où l’on a décidé quelque chose, il y a une autre méthode très sévère et très dure qui consiste à ce que tout ait la même couleur, que tout se passe dans le même espace et le même temps, que l’on oublie l’aspect réaliste d’aujourd’hui tout en conservant l’universalité. C’est le plus difficile.
Si au début on dit « il n’y a ni règles ni contraintes », ajoute Peter Brook, il ne faut pour autant tomber dans le n’importe quoi.
À la base de toute tentative, il y a « le pif » ! On est sur un bateau, la nuit, sans lumière, mais on sent que quelque part se trouve ce que l’on cherche. Même dans le noir, on sait que c’est dans cette direction que l’on va voir le phare.
Cette recherche devient un aimant et c’est grâce à cet aimant que peu à peu on trouve que l’on va vers quelque chose que l’on a pressenti sans savoir comment, de quelle manière, avec quelle forme ; et puis, peu à peu, ce qui est étonnant, quand arrive la forme, on la reconnaît : « ah oui, c’est cela que l’on cherche depuis le début ».
En fait, commente J-C Carrière, c’est un peu le contraire de ce que l’on sait de l’exercice théâtral du XIXe siècle : un auteur très connu arrivait, donnait sa pièce à des comédiens dans un théâtre, lesquels montaient la pièce comme ils le pouvaient sans jamais consulter l’auteur qui finalement arrivait à la représentation, toujours surpris, en bon ou en mauvais ! Ce n’est pas du tout notre méthode. La nôtre est de travailler ensemble. Quand les comédiens jouent une scène pour la première fois, j’essaie d’être présent le plus souvent possible. Si Peter et moi sommes d’accord qu’il y a un point faible dans cette scène, nous la retravaillons ; si la scène paraît costaude, on la garde quitte à la modifier plus tard. Ce n’est pas un travail a priori.
En annexe :
Battlefield, l’après Mahâbhârata
Au lendemain de la bataille
La guerre, née d’un conflit familial, a décimé des centaines de milliers de guerriers.
Yuddhistira, fils de Kunti et petit-fils de Bhisma, lui-même fils de Ganga, est dans le clan des vainqueurs. Il s’interroge sur le sens de cette grande bataille : « La victoire est-elle sur le champ de bataille ou dans mon cœur ? » Krishna lui répond : « Je ne vois pas de différence ».
Kunti demande alors à son fils victorieux, Yuddhishtira, d’effectuer l’oblation pour son pire ennemi, Karna, mort sur le champ de bataille. Devant son refus, Kunti lui révèle que Karna est son demi-frère, né de Surya, le Soleil. Karna le savait et a donc laissé gagner Yuddhishthira. Désespéré d’apprendre ce lien du sang tranché par le sang du combat, Yuddhishtira s’exclame « Toute victoire est une défaite ».
Quelle est la raison de la mort de Karna ? interroge-t-il. Qui est coupable ? Il lui est répondu : le créateur est-il toujours responsable des actions des hommes ou est-ce le Destin qui nous gouverne, ou le Temps, ou Dharma qui est justice et loi ? Réponses ou mensonges. Aucune réponse n’est facile. Le prix de la justice est très élevé, répond l’ancêtre Bhisma à Yuddhishtira fou de justice car il est le fils de Dharma. « Que la paix soit ton but, » ajoute-t-il avant que Drithirashtra, le roi aveugle, ne s’apprête à couronner roi Yuddhishtira, quand « devenir roi » était considéré comme le plus grand de tous les rôles. Il n’est pas aisé d’être né avec l’exigence de la justice, poursuit Bhisma, car aucun homme n’est entièrement bon et aucun homme n’est entièrement mauvais. Le pardon apporte plus de mérite : « Les crimes – un mot très fort – sont pardonnés, et de cette indulgence peut naître la liberté[1]. »
Le témoin du Mahâbhârata
Le musicien Toshi Tsuchitori, fidèle témoin, qui rythmait de son tambour la représentation du Mahâbhârata il y a trente ans, aujourd’hui encore, pour la mise en scène de Battlefield, fait vibrer et résonner ses doigts sur son tambour, en accord intime avec le jeu des acteurs jusqu’au long silence final qui clôt la représentation et qui nous laisse avec cette interrogation : Pourquoi la guerre est-elle inhérente à la condition humaine ? ».
Propos recueillis par Françoise Vernes
[1] La qualité du pardon, Peter Brook, trad. J-C Carrière, Seuil, 2014