À l’occasion de la publication de l’ouvrage de Jean-Louis Margolin et Claude Markovits, Les Indes et l’Europe, histoires connectées XVe-XXIe siècles (coll. Folio, Gallimard).
Conférence de Claude Markovits
23 novembre 2015, Centre André Malraux.
La circulation entre l’Inde et l’Europe et les influences réciproques qu’elle a générées s’analyse en trois périodes
I) De la fin du XVe au milieu du XVIIIe siècle
L’initiative portugaise
Pourquoi les Européens ont-ils, à la fin du XVe siècle, cherché une route maritime directe pour l’Inde et l’Asie du Sud-Est ? Ce mouvement est généralement interprété dans le cadre d’une histoire globale des Grandes Découvertes et du capitalisme. En fait, il est difficile de faire le lien entre l’histoire du capitalisme et l’arrivée des Européens en Asie. La première raison en est que le Portugal, qui prend l’initiative de découvrir une nouvelle route maritime vers les Indes, n’est pas un des centres du capitalisme européen à l’époque. C’est un petit pays marginal dont l’initiative ne peut être strictement d’ordre économique.
Les grands centres marchands sont les villes d’Italie du Nord, du Pays-Bas, en particulier les villes méridionales, et les villes d’Allemagne du Sud comme Augsbourg, siège de la maison des Fugger.
Un réseau existant depuis le XIIe siècle
Un réseau commercial organisé dès le XIIe siècle permettait d’approvisionner l’Europe en épices provenant du Kerala au sud de l’Inde, mais aussi de l’Insulinde, en particulier des Moluques (clous de girofle) et de Ceylan (cannelle). Ce circuit avait été reconfiguré au XVe siècle par les Mamelouks d’Egypte qui en avaient pris le contrôle aux dépens d’une association de marchands arabes. Des marchands indiens, essentiellement basés au Gujarat, s’étaient introduits dans ce circuit. Du côté européen, ce circuit était dominé principalement par les Vénitiens, mais aussi les Génois. Il fonctionnait bien et permettait aux marchands vénitiens d’en tirer un profit considérable malgré le grand nombre d’intermédiaires : les épices arrivaient dans les ports du Levant, à Beyrouth ou à Alexandrie, pour être emportés par les navires vénitiens vers l’Europe où ils étaient redistribués, principalement via Anvers.
Un commerce profitable
En 1495, le différentiel de prix sur une cargaison d’épices, en provenance des Moluques, entre Alexandrie et Venise était de 220 %, même en comptant le prix du fret et de l’assurance maritime. Les Vénitiens n’avaient donc aucune raison de chercher une route directe qui serait longue puisqu’elle descendrait jusqu’en bas de l’Afrique. Cela explique que l’initiative soit venue des Ibériques et en particulier des Portugais qui sont descendus le long des côtes africaines vers 1415. En 1488, Bartolomeo Dias double le cap de Bonne Espérance. Quelques années plus tard, Christophe Colomb trouve une route occidentale vers les Indes. En 1494, par le traité de Tordesillas, les deux monarchies ibériques, la castillane et la portugaise, se partagent le monde à découvrir. À partir de ce moment-là, les Espagnols se concentrent sur la route occidentale et les Portugais vont avoir la voie libre du côté oriental. Une des raisons qui pousse les Portugais à vouloir ouvrir une voie maritime directe vers l’Asie est de frapper durement les Mamelouks d’Egypte. Le roi Don Manuel du Portugal était en effet très influencé par les prophéties joachimites : Joachim de Flore, moine calabrais du XIIe siècle, avait proféré une série de prophéties annonçant la reprise de Jérusalem par les chrétiens et donc la chute de ce que les Portugais appelaient la secte infâme de Mohamet.
L’arrivée des Européens : l’usage de la force
En 1497, une petite expédition commandée par Vasco de Gama arrive jusqu’au Cap de Bonne Espérance et se retrouve en Afrique orientale à Malindi où on lui parle de Calicut, un port marchand indien prospère. Le roi, qui entretient des rapports réguliers avec le Kérala, lui procure un pilote, probablement gujarati, qui l’amène à Calicut. Les habitants de la région ignorent tout de ces Européens qui arrivent. Les Portugais usent de la force pour essayer de s’insérer dans les réseaux existants ; leur flotte procède à des bombardements de villes, ce qui n’était pas une pratique de guerre répandue en Asie. Ils introduisent le système du sauf-conduit : les bateaux asiatiques qui veulent traverser l’océan Indien vont devoir prendre un sauf-conduit auprès des Portugais sous peine d’être attaqués, et les marins massacrés. Ces actions violentes montrent que les Européens sont faibles. Ils n’ont pas les moyens intellectuels et financiers de véritablement participer à ce monde commercial qui couvre l’océan Indien. Les marchands de mer musulmans connaissent parfaitement les rapports entre puissances européennes et n’ont pas de mal à situer les nouveaux venus. Ce sont donc les marchands du Moyen Orient qui ont la vision la plus mondialisée à l’époque. Alors que les Portugais, originaires d’un petit royaume chrétien, assez pauvre, dont le repère est l’identité religieuse, sont perdus dans l’immensité d’un univers politique et commercial dont les ressorts profonds leur échappent.
Un flux humain restreint entre l’Europe et l’Inde
Enjeu sanitaire
L’arrivée de quelques milliers d’européens en Asie n’a pas d’effet massif sur la santé des populations asiatiques. Il n’y a pas d’échanges microbiens car les populations européennes et asiatiques partagent depuis des siècles les mêmes pandémies. Les Européens sont plus affectés par les fièvres que les Asiatiques ne le sont par l’arrivée des Européens.
Métissage
Au début du XVIe siècle, après la prise de Goa par les Portugais, Albuquerque a l’intelligence de promouvoir une politique par laquelle les Portugais vont pouvoir prendre des épouses locales à condition que celles-ci acceptent de se convertir au catholicisme, ce qui établira la communauté portugaise en Asie. Les Portugais vont ainsi pouvoir pénétrer des réseaux commerciaux.
Cette situation est asymétrique. Le flux inverse est très limité : quelques Indiens partent pour le Portugal avec les flottes portugaises. Ainsi des charpentiers indiens viennent travailler dans les chantiers navals de Lisbonne et font souche localement en épousant soit des Portugaises soit des esclaves africaines.
Des flux limités de marchandises
Ils ne sont pas d’une très grande ampleur. La nouvelle route commerciale ne semble pas avoir augmenté spectaculairement le commerce des épices, mais, à partir du milieu du XVIe siècle, on peut parler d’un duopole portugais et vénitien dans ce commerce qui sera bouleversé par l’arrivée des Hollandais à la fin du XVIe siècle. De nouveaux circuits commerciaux se mettent en place, tel celui de l’indigo. Les Hollandais achètent l’indigo comme colorant à partir du début du XVIIe siècle, avec pour conséquence le déclin du commerce du pastel en Europe.
L’arrivée des tissus indiens en Europe
Quand les Européens arrivent en Inde, ils n’ont aucune idée de l’importance de la production indienne de textiles. C’est en allant dans les îles aux épices qu’ils découvrent que les tissus indiens sont quasiment une monnaie : ainsi, pour se procurer des épices aux Moluques sans sortir trop d’espèces, les tissus indiens sont le moyen d’échange par excellence. Les Portugais sont les premiers à s’y intéresser. Mais, quand Philippe II devient roi du Portugal en 1580 par l’union des couronnes d’Espagne et du Portugal, leur intérêt tombe sous le coup des lois somptuaires imposées par la Couronne : les tissus indiens sont considérés comme des tissus de luxe.
À partir des années 1640, ce sont les Anglais et les Hollandais qui se mettent à acheter des tissus indiens en quantité non négligeable. À partir de 1670, les Européens et surtout les Anglais essaient de développer un marché en Europe. A la fin du XVIIe, Sir Joshua Child, un des directeurs de l’East India Company, a l’idée de faire fabriquer à Madras 200 000 pièces pour un marché ordinaire européen, première irruption réussie du prêt à porter dans le marché textile européen.
Le grand point fort indien est la technique des teintures. En 1697, éclatent des émeutes de fabricants anglais, ouvriers de la soie, à Spitalfields, dans la banlieue de Londres. Le parlement britannique prend des mesures douanières qui auront des conséquences majeures sur l’économie européenne. Comme les Européens n’ont guère de marchandises à vendre aux Indiens, ils procéderont à des sorties de métaux précieux, surtout l’argent d’Amérique qui va gagner l’Inde par différents circuits. L’un des circuits arrive du Mexique aux Philippines, puis à Macao et Goa. L’action des Européens génère un afflux important d’argent en Inde qui a un effet stimulant sur l’économie indienne, comme le montre la numismatique et la hausse régulière des prix dans l’empire moghol au XVIIe siècle.
La circulation des idées et des textes
De l’Inde vers l’Europe
Alors qu’on dispose d’un corpus relativement important de textes européens sur l’Inde, très peu de textes sont produits en Inde sur les Européens. On cite un traité sanskrit du début du XVIIe siècle, composé dans la région de Madras, qui décrit les Européens de façon peu flatteuse ou un traité persan sur les religions qui décrit la doctrine chrétienne. Les élites indiennes, hindoues ou musulmanes, ne sont pas attirées par ces Européens aux chapeaux étranges, sales, intolérants en matière religieuse, violents. On se contente de faire du commerce avec eux. Un certain nombre de souverains asiatiques engagent des mercenaires portugais considérés comme des combattants très valeureux.
Les agents du savoir sur l’Asie
On connaît l’importance du rôle joué par les Jésuites, parmi lesquels Roberto de Nobili, noble italien membre de la Compagnie de Jésus qui arrive en Inde au début du XVIIe siècle. Il adopte la tenue et le style de vie d’un brahman, caste qui, pour lui, représente la clef de la conversion en Inde : si l’on arrive à convertir les brahmans, on obtiendra le marché religieux indien. Il pense qu’il faut étudier le sanskrit où l’on trouvera la trace d’une révélation du christianisme qui a été perdue, méthode qui reçoit l’approbation du pape.
Les marchands sont une source d’information, ainsi que les voyageurs individuels comme François Bernier qui, à la cour moghole, va assister à la guerre de succession qui amène Aurangzeb sur le trône. On peut voir dans la manière dont Bernier raconte cette guerre civile et parle de la personne d’Aurangzeb, despote oriental mais aussi figure universelle de la royauté, une critique voilée de l’absolutisme qui se met en place sous Louis XIV. L’interprétation de ces discours développés par les Européens sur l’Asie doit toujours prendre en compte les enjeux intellectuels européens.
Le flux des objets
À la fin du XVIe siècle, des objets asiatiques apparaissent dans les cabinets de curiosité, comme chez les Médicis de Florence ou chez les Habsbourg. Les miniatures indiennes arrivent en Europe et influencent les peintres européens comme Rembrandt. De même, les peintures européennes, apportées par les Jésuites à la cour d’Akbar, ont une influence sur les artistes indiens. L’arrivée d’animaux exotiques en Europe provoque une grande curiosité, comme cet éléphant ramené du Kérala par le roi du Portugal au début du XVIe, et qui est promené dans toute l’Europe avec l’écuyer royal et un mahout venu d’Inde.
II) Intensification des flux du milieu du XVIIIe au début du XIXe siècle :
l’instauration d’une domination européenne
Les enjeux politiques
L’afflux de populations est vu d’un mauvais œil par l’East India Company qui se réserve le droit de contrôler les arrivées et qui met en place des mesures drastiques pour expulser un certain nombre d’Européens. La guerre d’indépendance américaine, avec le risque de contagion, crée une grande inquiétude. Quand Cornwallis, général vaincu à Yorktown, arrive en Inde quelques années plus tard, il craint que les Européens d’Inde ne suivent l’exemple des Américains et n’essaient de prendre leur indépendance par rapport à la Couronne. Il veut empêcher les métis eurasiens d’avoir accès à des postes importants dans l’armée. En 1791 il convainc l’East India Company d’interdire l’accès aux Eurasiens souvent issus de l’union d’officiers britanniques avec des femmes indiennes ou indo-portugaises, pour empêcher l’existence d’une communauté créole en Inde.
L’influence des échanges sur l’économie européenne
Les flux de marchandises s’intensifient considérablement. Les textiles indiens arrivent massivement en Europe. Malgré les mesures douanières répétées, on ne peut empêcher l’afflux de ces textiles et les fabricants européens n’arrivent pas à être compétitifs. La réponse européenne sera la révolution industrielle, avec la production de masse qui permet de baisser considérablement les coûts et d’évincer peu à peu les textiles indiens du marché européen. D’autres marchandises arrivent de l’Inde, comme le salpêtre et l’indigo. Les Européens n’ont pas grand chose à vendre aux Indiens, mais l’East India Company va mettre en place un nouveau circuit avec la Chine. Elle commence à acheter le thé en Chine et, pour éviter d’avoir des sorties d’espèces trop importantes en direction de la Chine, elle se met à exporter des marchandises indiennes vers la Chine, comme le coton puis l’opium. À partir d’un moment, l’East India Company tient l’essentiel de ses profits du commerce du thé et de l’opium avec la Chine.
L’orientalisme européen
L’Asian Society au Bengale, fondée par Sir William Jones, est la première société savante européenne en Asie. Elle lance un programme ambitieux de développement des savoirs sur l’Asie à partir de la philologie, et donc du sanskrit, ce qui l’amène à faire les premières traductions en langue européenne de textes sanskrits. Ainsi la traduction de Shakuntala par William Jones a un effet considérable sur l’univers européen. Ce texte sera traduit dans toutes les langues européennes. En sens inverse, des idées européennes circulent en Inde. Des membres de l’élite indienne retravaillent les textes et produisent des synthèses originales. La littérature indienne moderne commence à gagner l’Europe. Tagore reçoit le prix Nobel en 1913.
3) Stabilisation de la domination anglaise du début du XIXe au XXIe siècle
Rééquilibrage des flux
Leur importance, désormais croissante dans les deux sens, est facilitée par la nouvelle route maritime via Suez.
Les mouvements s’accroissent en provenance de l’Inde avec l’arrivée des troupes indiennes en Europe pendant la première Guerre Mondiale : 180 000 Indiens viennent en France et en Belgique entre septembre 1914 et mars 1920. Les lettres de ces soldats indiens, interceptées par la censure militaire britannique, constituent un corpus d’information sur la vision de ces Indiens en France. Les Français les appellent hindous, alors que 60 % d’entre eux étaient des sikhs et des musulmans. On a gardé un grand silence sur les enfants nés dans les villages où les cavaliers indiens ont été cantonnés pendant une longue période (comme en Picardie, à l’arrière du front de la Somme). Surnommés individuellement « l’Indien », ces enfants ont fait l’objet d’une stigmatisation assez systématique.
Une histoire tragique
Pendant la deuxième Guerre Mondiale, des Indiens sont venus combattre en France, incorporés dans le 950ème régiment d’infanterie de la Wehrmacht qui a été constitué des prisonniers de guerre que les Allemands avaient pris en Afrique du Nord et en Italie. Sur les 15 000 prisonniers indiens des Allemands, environ 2 600 ont rejoint ce régiment déployé au départ en Belgique et en Hollande, puis transféré du côté du mur de l’Atlantique, en Gironde. Après le débarquement allié, le 950ème régiment a suivi les troupes allemandes dans leur retraite jusqu’en Allemagne, après s’être affronté à la Résistance, en particulier dans la région de Poitiers. En mars 1945, ce régiment allemand appelé aussi Légion indienne a été dissout par les Allemands et les soldats indiens menacés ont cherché à gagner la Suisse. Une partie d’entre eux a été interceptée par les troupes marocaines qui les auraient exécutés massivement.
Après l’Indépendance
Un fort courant migratoire se produit vers la Grande-Bretagne : les Anglais reviennent dans leur pays. Les Indiens, depuis l’Inde et le Pakistan, profitent de la législation assez libérale sur l’immigration. Mais à partir des années 60, l’Angleterre va prendre des mesures pour limiter cet afflux : Enoch Powell, politicien conservateur féru de classicisme, parle du Tibre rougi par des flots de sang si l’immigration de couleur continuait. Depuis, l’immigration s’est poursuivie…
Recueil de notes par Françoise Vernes