À l’occasion de la publication de l’ouvrage de Charles Malamoud, La Danse des pierres – Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne (éditions du Seuil), Charles Malamoud a donné une conférence au Centre André Malraux, le 29 janvier 2007, dont voici le résumé.
Le rôle fondateur du dispositif sacrificiel
Dans la tradition indienne telle qu’elle se développe dans les Veda, textes fondateurs du brahmanisme, le sacrifice se distingue par le fait qu’il n’est pas centré sur la victime, sa souffrance ou son abnégation, en ce sens qu’elle se laisse sacrifier pour assurer le salut d’autrui. Le sacrifice est perçu avant tout comme une grille de lecture du monde, du cosmos et des rapports sociaux, interpersonnels. La victime ou l’offrande dans le sacrifice joue un rôle primordial; néanmoins l’accent n’est pas mis sur la victime, mais sur le quatuor que constituent les participants au sacrifice, à savoir le sacrifiant, les officiants, la victime ou la matière oblatoire,et la divinité. À quoi s’ajoutent les différents ingrédients de la cérémonie sacrificielle, notamment le feu et, dominant tout le reste, d’une certaine manière, la parole, celle des textes qu’il faut réciter pour que la cérémonie soit efficace. Les auteurs des textes védiques s’efforcent de comprendre l’acte rituel, la chaîne des séquences, de manière à constituer des paradigmes, mais aussi à dégager des catégories sémantiques essentielles du fonctionnement de l’esprit, comme le continu et le discontinu, la répétition et la différence, le principal et le reste, le permanent et le périssable, l’immédiat et le différé, le plein et le vide, l’implicite et le déployé, etc. Autant de catégories universelles que les auteurs indiens ne finissent pas d’explorer dans le cadre du dispositif sacrificiel.
Non seulement dans l’Inde védique, mais encore dans celle des grandes épopées, le sacrifice, en tant que dispositif, joue un rôle déterminant dans la cosmogonie. On trouve toutes sortes de genèses dans les textes de l’Inde ancienne, qui se ramènent, en règle générale, à une forme ou une autre de sacrifice. Celui-ci n’a pas à être institué, il est là par avance ; c’est par actualisation de ce modèle que le monde se crée.
Deux remarques autour du sacrifice :
• L’espace légitime où résider Dans les Lois de Manu et les textes analogues provenant d’autres corpus, une métaphore explique que la terre toute entière est un terrain sacrificiel, ou plus précisément une vedi, cette partie de l’aire sacrificielle qui sert d’autel, creusée dans le terrain et dont le contour évoque la silhouette d’une femme. Cependant d’autres textes donnent une réponse géographique : il faut résider dans cette partie de l’Inde appelée Āryāvarta, comprise entre la chaîne de l’Himalaya et les monts Vindhya, au nord et au sud, et entre les deux océans, à l’est et à l’ouest. Une autre définition de l’espace habitable, plus abstraite, propose de résider là où l’antilope noire vit librement à l’état naturel, car pour offrir des sacrifices il faut disposer d’une peau d’antilope noire. Bien que les animaux immolés dans les sacrifices brahmaniques védiques appartiennent en règle générale aux espèces domestiques, un sacrifice ne peut se dérouler normalement que si le sacrifiant a sous la main la peau d’une antilope noire qui est une espèce sauvage. La résidence légitime est bien déterminée par une condition sacrificielle.
• Le statut de l’homme Il est dit dans un texte fondamental du védisme : « L’homme est de toutes les espèces animales susceptibles d’être offertes en victimes sacrificielles la seule qui puisse aussi remplir la fonction de sacrifiant. » L’homme est à la fois susceptible d’être victime et d’être sacrifiant. C’est le fondement de toute la réflexivité : on se sacrifie soi-même.
La notion de yajña
Le terme yajña s’applique très souvent à des cérémonies rituelles qui ne comportent pas d’immolation d’animaux. Aussi a-t-on proposé de traduire yajña par rituel. Charles Malamoud retient la traduction traditionnelle, celle de Sylvain Lévi, où yajña signifie sacrifice. S’il est vrai que les sacrifices avec immolation d’animaux, éventuellement immolation d’hommes, ne sont qu’une partie des cérémonies rituelles, ils sont aussi un cas typique de tous les rituels complexes. En effet, lors même que l’oblation n’est pas un être vivant que l’on va mettre à mort, il est affirmé deux choses simultanément :
1) les matières végétales offertes en oblation, par exemple les gâteaux de farine, sont en fait des victimes. Écraser les graines destinées à produire la farine dont on fera le gâteau revient à tuer cette matière végétale ; de même l’offrande de la plante soma, un des sacrifices les plus prestigieux et les plus compliqués dans les rituels de l’Inde ancienne. Pour exécuter ce sacrifice, il s’agit d’écraser les tiges de soma de manière à en extraire un jus qui, une fois clarifié, sera offert aux divinités comme boisson d’immortalité. L’acte d’écraser ces tiges est, à maintes et maintes reprises, assimilé à un meurtre sacrificiel.
2) Selon un autre discours de l’Inde ancienne, et c’est peut-être le cas dans d’autres religions, lors même que l’on immole une victime, animale ou humaine, cette mise à mort n’est pas un meurtre, parce qu’il ne s’agit pas d’éliminer un être vivant, de le faire souffrir ou de se venger de lui, mais de le transformer en un être qui ira sublimé au ciel. Et cette mise à mort sacrificielle doit s’accompagner de toutes sortes de précautions destinées à montrer que la victime, d’une manière ou d’une autre, consent à cette transformation qui fera d’elle un être céleste.
La théâtralité de la cérémonie sacrificielle
La Danse des pierres, ouvrage composé d’études réunies, traite des rapports entre rites sacrificiels et théâtralité dans l’Inde ancienne. Il décrit une cérémonie, en particulier une cérémonie religieuse et un sacrifice, en termes de drame. Il pose la question des origines rituelles et, plus précisément, des origines religieuses et sacrificielles du théâtre. Il envisage la manière dont le théâtre s’est dégagé des cérémonies religieuses pour remarquer que les représentations théâtrales dans l’Inde ancienne, mais aussi dans beaucoup de sociétés anciennes, ont valeur religieuse par elles-mêmes et s’accompagnent de rites qui précisément soulignent à la fois l’origine et l’essence religieuse de la représentation théâtrale. Il ne s’agit pas de ce qu’il y a de religieux dans le théâtre, mais de ce qu’il y a de théâtral dans les cérémonies religieuses. Il est courant d’interpréter la séquence des événements qui constituent une cérémonie religieuse, et notamment un sacrifice, comme un drame. « Le sacrifice védique se présente comme une sorte de drame ayant ses acteurs, son dialogue, ses exécutions chantées, ses intermèdes et sa péripétie » (Louis Renou).
L’aspect théâtral de la cérémonie tient au fait que la séquence d’actions peut être interprétée comme le déroulement d’un drame, mais aussi à ce que le sacrifice est une succession de scènes.
Différence entre scène et drame
Quand on parle de drame, on parle de l’enchaînement des événements avec tout ce qui les qualifie. Quand on parle de scène, on met l’accent non pas sur le temps dans lequel ces événements s’enchaînent, mais plutôt sur l’espace. Mot polysémique en français, la « scène » est d’une part le cadre matériel, spatial, dans lequel se déroule un élément du drame, et d’autre part une étape, une fraction de cette séquence d’événements qu’est le drame. Dans son cadre spatial, matériel, la scène se dit en sanskrit, randa, terme qui appartient au vocabulaire du théâtre. En revanche, il n’existe pas de terme sanskrit pour désigner la scène dans son cadre temporel, en tant qu’un moment, plus ou moins long, de l’acte, une phase du drame. Si dans le théâtre la scène au sens de partie d’un acte n’est pas nommée, dans le sacrifice, en revanche, nous voyons qu’il existe des moments que nous pouvons aisément assimiler à une « scène ». Pour bien sentir la différence entre scène et drame, il faudrait penser aux locutions familières « on en a fait tout un drame » et « il m’a fait une scène ». Le drame est ce qui se déploie dans le temps et se prête donc à un récit, tandis que la scène, même si elle est très animée, violente, implique un « arrêt sur image » qui est le regard du spectateur sur cette vision qui lui est extérieure et qui est encadrée dans un environnement spatial bien défini.
Points communs entre théâtre et sacrifice
• Autonomie du cadre sacrificiel et du cadre théâtral Au théâtre les événements se déroulent selon un scénario fixe qui n’est pas susceptible d’être modifié. Il peut y avoir des surprises pour le spectateur qui ne connaît pas la pièce par avance, ou des accidents qui laissent la vie réelle interrompre cette vie fictive du théâtre : un acteur peut trébucher, oublier son texte, un incendie se déclarer. Mais ces intrusions extérieures ne modifient en rien le programme fixé à l’avance. Et s’il y a des improvisations, elles ne touchent pas la structure même du spectacle. Dans le sacrifice, il arrive des accidents de toutes sortes (par exemple, un sacrifice védique dans lequel l’officiant ne parvient pas à allumer le feu). Même s’il y a des imprévus, le déroulement du sacrifice obéit à un scénario précis. Nous avons affaire à une sorte de machinerie en ce sens que les gestes ne peuvent pas ne pas réussir, les événements ne pas se produire tels qu’ils ont été fixés. S’ils ratent ou si l’on commet des erreurs, il y a des procédés pour les réparer afin que tout rentre dans l’ordre.
• Fiction théâtrale et symbolisme sacrificiel Quand les personnages s’activent sur la scène sacrificielle devant des spectateurs qui, dans certains cas, entourent la cérémonie et la regardent, s’agit-il d’un faux-semblant ? Certains rites complexes comportent des simulacres de bataille ou de compétition : ils ne vont jamais jusqu’à la mise à mort d’un des protagonistes et le résultat de ces batailles est fixé par avance. Il s’agit d’un jeu : au théâtre, les mises à mort n’existent pas. Sur la scène sacrificielle, les gestes sont très réels et les immolations effectives, mais il y a des moments de simulacre. Dans le sacrifice, les gestes que l’on fait signifient toujours plus, autre chose, que ce que l’on voit. On déplace un récipient, on allume une buche, on remplit une cruche,
tout cela ce sont des gestes réels. Ces actes ne relèvent pas de la fiction, comme dans le théâtre, mais ils comportent des éléments de théâtralité :
• D’une part, ils sont symboliques, car ils signifient plus que leur sens évident. Ce sens secondaire, qui s’ajoute comme un récit à ce que l’on voit des gestes effectifs, nous est donné par les textes mêmes qui doivent être récités pendant la cérémonie ; ils commentent, expliquent, justifient, magnifient le rituel, en donnent la raison d’être.
• D’autre part, lorsque les personnages de la scène sacrificielle font des gestes qui leur sont prescrits, les conséquences de ces gestes ne sont pas seulement ce qui apparait aux yeux du spectateur mais ils comportent des conséquences invisibles qui se réalisent dans l’au-delà. Cela n’est pas une fiction, mais un édifice mental qui vient s’ajouter à la matérialité et qui est un élément de théâtralité.
Un exemple de « scène » dans La Danse des pierres
L’hymne X 94 du Ṛg Veda, appelé traditionnellement la « louange des pierres », parait comporter tous les ingrédients de la scène sacrificielle au sens matériel du terme : nous sommes sur le terrain du sacrifice où, à un moment de la cérémonie, les strophes de cet hymne sont récitées par un officiant, le grāvastut, « celui qui dit la louange des pierres ». Cette récitation se fait au moment du sacrifice de la plante appelée soma. Moment d’une intensité dramatique « frappante », celui où les tiges de soma sont posées, comme une gerbe, sur un support qui contient en son centre une grosse pierre. Autour de la pierre sont disposées quatre autres pierres plus petites. La gerbe de soma est entourée d’un linge dont une partie est destinée à la serrer. Vient un moment où le grāvastut fait son entrée sur la scène. Un des officiants dénoue la gerbe, et apporte le linge qui entourait la gerbe au grāvastut qui s’en entoure la tête, comme un turban descendant sur les yeux, car il est censé ne pas voir. C’est ainsi que le grāvastut récite les strophes qui sont la description de ce qui va se passer, de ce qu’il voit sans le voir, de ce qu’il ne voit pas tout en le voyant, et qui sont une incitation aux autres participants du sacrifice à agir pour que ces événements se réalisent. Autour de ces tiges de soma se tiennent quatre officiants spécialisés. Ils sont assis en présence du grāvastut qui se tient debout, un peu à l’écart, et qui domine la scène. Les quatre personnes assises s’emparent chacune d’une pierre et se mettent à frapper les tiges de soma de manière à en extraire un jus qui s’écoule sur une peau de bœuf et se déverse dans un récipient. Une fois ce jus clarifié et tamisé, il sera offert comme une boisson d’immortalité. Le moment crucial est celui du frappement, rythmé et sonore. Les pierres tenues en main par ces quatre personnages frappent en cadence les tiges. Alors le grāvastut dit ce qui se passe en incitant les participants, mais il dit aussi ce qui se passe à la manière d’un spectateur qui commenterait ce qu’il voit. Une série d’assimilations se produit:
• Les pierres frappent de leurs « pieds », ainsi assimilées à des danseurs qui piétinent le sol. Elles font du bruit, ce qui est assimilé à une parole. Ces pierres dansent et chantent.
• D’autre part, elles sont au contact des tiges qu’elles frappent, ce qui renverse la perspective : au lieu d’être frappées par des pieds, les tiges le sont par la tête et la bouche. En écrasant les tiges et en en faisant jaillir du jus, les pierres sont assimilées à des êtres qui boivent et qui se nourrissent des prémices de l’offrande sacrificielle. Ce sont les premiers êtres, divinités pour ainsi dire, à absorber ce qui va devenir offrande.
• Ce contact est aussi assimilé à une union sexuelle : le soma qui va sortir de ces tiges est assimilé à du sperme qui jaillit.
Les métaphores s’enchevêtrent et se croisent, ce qui fait tout le prix de ce poème. Toujours selon le grāvastut qui décrit cela avec force exclamations et émerveillement, ces pierres sont tenues par les mains. Or les mains comportent des doigts. Le doigt est un mot féminin en sanskrit mais la pierre ou roc est masculin, si bien qu’il y a conjonction entre ce mâle que constitue la pierre et cet être féminin qu’est la main avec ses doigts. La pierre est enlacée par ses partenaires féminines, si bien que la danse n’est pas un solo mais une danse de couples. Les pierres dansent et, dans leur emportement, elles parlent et chantent. Après les avoir incitées à prendre la parole en premier, le grāvastut invite sacrifiant et officiants à parler à la suite des pierres et, en quelque sorte, à leur donner la réplique.
Une mise à mort symbolique
Par ces danses, ces accouplements et ces paroles échangées, s’accomplit l’acte qui consiste à mettre à mort le soma, d’un point de vue sacrificiel, mort nécessaire pour que les dieux deviennent immortels. Il s’agit véritablement d’une « scène » à cause du cadre et de l’intensité dramatique bien circonscrite de ce qui se passe, et aussi en raison du fait que nous voyons cette « scène » parce qu’un témoin nous la raconte. Cet officiant préposé tout exprès pour manifester qu’il voit ce qu’il ne peut voir, peut néanmoins en faire le récit. Ce qui est remarquable est que ce témoin porte ostensiblement la marque de la volonté de ne pas voir. Qu’est-ce qu’il ne veut pas voir ? Cette mise à mort que pourtant il voit, mais dont il détourne le regard. En effet, lorsqu’il s’agit de la mise à mort effective d’un animal, cela ne se voit pas. On emmène l’animal à l’écart de l’aire sacrificielle. Un officiant spécialisé l’étouffe, cependant que les autres détournent les yeux ou même reviennent sur le terrain sacrificiel en attendant que cela soit terminé et que les éléments dépecés de l’animal soient ramenés sur le terrain du sacrifice.
Dans La Danse des pierres, il s’agit d’une mise à mort, il est vrai symbolique, mais bien effectuée sur le terrain du sacrifice.
(notes réunies par Françoise Vernes).