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Les racines du mouvement d’indépendance de l’Inde (1893-1918)

Prithwindra Mukherjee
Les racines intellectuelles du mouvement d’indépendance de l’Inde
Conférence donnée le  7 mars 2011 au Centre André Malraux, Paris.

Une vision essentielle de la Renaissance indienne

Né en 1936 à Calcutta, pendant les dix premières années de sa vie, Prithwindra Mukherjee a vécu une série de bouleversements socio-politiques : le début d’une guerre mondiale lorsque les avions allemands sillonnaient le ciel indien; l’exode de la population vers une zone tranquille près de l’État du Bihar où en août 42 ses cousins aînés faisaient dérailler les trains pour signifier aux Anglais de décamper, selon le mot d’ordre de Gândhî Quit India; l’ampleur d’une famine artificielle qui dévastait le pays; l’émeute communautaire visant à massacrer la population hindoue du Bengale sous un gouvernement régional à majorité musulmane; et, finalement, la mutilation de l’Inde.

Sa famille s’est installée à Pondichéry après l’indépendance, en 1948. Auprès de Sri Aurobindo et de la Mère, Prithwindra Mukherjee allait recevoir et vivre pendant une vingtaine d’années une éducation qui l’a poussé vers une spiritualité multiple.

Son père a un jeune associé politique, Bimal Ghose, qui crée une page hebdomadaire dans le quotidien national bengali Anandabâzâr Patrikâ: cette rubrique sert de forum aux adolescents inspirés par l’enseignement de Gândhî. Tout jeune, Prithwindra Mukherjee adhère à ce club, poussant l’idolâtrie jusqu’à faire vœu de silence et jeûner tous les lundis matins, à l’instar de Gândhî. Il file du coton et attend midi pour rompre son silence quand sa mère lui apporte un verre d’orange pressée. Ils ont à la maison une grande photo où figure Gândhî dans un meeting à Calcutta en 1930 : le père de Prithwindra, Tejendra Mukherjee, debout, cherche à apaiser le public, tandis que les extrémistes de Dacca et les communistes financés par les Anglais traitent Gândhî de réactionnaire. Tejendra Mukherjee appartient à la mouvance du yugântar « fin d’une époque » (mouvement révolutionnaire fondé par son propre père Jatindra Mukherjee) qui seconde l’action du Mahâtmâ sans pour autant accepter la non-violence comme principe absolu. Prithwindra a une dizaine d’années quand cinq mois avant la mort de Gândhî, son père accepte de l’emmener passer une journée auprès du Mahâtmâ. Dans un entretien publié par Jacques Attali dans sa biographie de Gândhî, il a eu le plaisir de raconter sa visite à Sodepur auprès de Gândhî : « Une force et une sérénité radieuses émanaient de son visage. La voix affaiblie, mais le regard pénétrant et animé d’une malice juvénile, il m’accueillit, me demanda en hindi de m’asseoir à côté de lui. Il posa sa main sur mon épaule, se tourna vers le bel homme qui se tenait derrière lui comme une ombre, et l’appela. Avec un sourire, Pyârelâl apporta une quenouille. Gândhî me la tendit et me dit : « Il paraît que tu t’y connais. Montre-moi ce que tu sais faire ». Séduit par cette invite, je me mis tout de suite à l’œuvre. Entre-temps, d’autres gens arrivèrent, plus ou moins pressés ; des visages plus ou moins connus grâce à la presse écrite. Ils discutèrent avec Gândhî de choses et d’autres. J’avais l’impression de rêver. Avant de partir pour la prière, Gândhî revint vers moi, regarda ce que j’avais filé, m’en félicita et chuchota en tenant la quenouille : « C’est mon cadeau, tu peux l’emporter. » Et il posa sa main sur ma tête à la manière d’un aîné de la famille ».

Pour accompagner la prière, Gândhî commanda ce soir-là le chant célèbre de Tagore :

Tu as raison, Ô impitoyable, continue ainsi à torturer mon cœur intensément.

À moins d’être brûlé, mon encens ne cède pas de parfum,

À moins d’être allumée, ma lampe n’éclaire point.

Depuis, Prithwindra Mukherjee œuvre pour reconstituer l’histoire véridique de ses semblables, combattants de la libération de l’Inde. Il dédie sa conférence à la mémoire de trois personnes qui ont inspiré et nourri sa recherche sur les racines du mouvement d’indépendance de l’Inde : sa grand-tante surnommée Bordi, « sœur aînée » et collaboratrice de Jatindra Mukherjee (qui fut mandaté en 1903 par Sri Aurobindo pour créer une société clandestine se préparant pour un soulèvement armé), Bhava Bhûshan Mitra, collègue révolutionnaire de Jatindra, et Bhuûpendra Kumâr Datta, disciple de Jatindra.

Vinodebâla Devi, dite « Bordi » (1874-1943)

Éduquée à la prestigieuse Victoria School de Calcutta avec les filles de la famille de Tagore et les petites-filles de Râjnârâin Basu, Vinodebâla, jeune veuve trouve son épanouissement à côté de son frère cadet Jatindra Mukherjee: un homme qui gagne beaucoup d’argent, mais qui se contente de peu et aide à financer son organisation révolutionnaire clandestine. Sœur, conseillère et consultante privilégiée de Jatindra, elle est la seule personne informée des desseins politiques de son jeune frère et reçoit les plus courageux des révolutionnaires. En 1906, à la veille de leur départ pour maîtriser les émeutes communales à Jamâlpur au Bengale oriental, les membres révolutionnaires d’une délégation suicidaire viennent se prosterner devant Bordi et recevoir la bénédiction de cette grande dame. Tirant une goutte de sang de sa poitrine, elle en orne leur front.

À la mort de son frère, au mépris des intimidations de l’Etat impérial, Bordi protège vaillamment sa belle-sœur et élève sa nièce et ses deux neveux en bas âge. Avides de comprendre l’identité de leur grand-père, Prithwindra et ses frères et cousins encouragent Bordi à leur raconter sa vie. À l’appui de faits exacts et de dates précises, Bordi évoque pour eux les anecdotes de la vie de Jatindra avec une clarté réaliste, car elle veut les protéger de l’imagination populaire foisonnante autour de cette personnalité légendaire connu également par le surnom Bâghâ Jatin, « Jatin, valeureux comme le tigre » (en 1906, Jatindra tua un tigre royal du Bengale au terme d’une lutte au corps-à-corps).

Bhava Bhûshan Mitra (1881–1970)

Ami avec Sarojini, sœur de Sri Aurobindo, il sert d’intermédiaire loyal entre elle et Bordi. Chez celle-ci, toujours acccueilli comme un membre de la famille, il introduit le jeune Prithwindra aux lectures qui lui seraient utiles un jour : notamment le chef-d’œuvre de Shivanâth Sâstri sur la renaissance du Bengale (publié en 1903) qui décrit Râmtanu Lâhiri comme la personnification des aspirations de toute une génération. Il fréquente Suren Tagore, neveu du poète et admirateur de la jeunesse extrémiste inspirée par Jatindra Mukherjee qui, pour lui, est l’essence spirituelle typique d’une renaissance globale.

Bhûpendra Kumâr Datta (1894-1979)

En décembre 1917, prisonnier à Bilâspore, Datta entame une grève de la faim de 70 jours ! Il jeûne pour protester contre l’emprisonnement, assorti de tortures physiques et morales, d’un grand nombre de militants (patriotes). Porte-parole du parti révolutionnaire en 1920, Datta, nourri par la poésie de Tagore et par la philosophie de Sri Aurobindo, a un regard idéaliste sur l’action de Gândhî. Avant de répondre à l’appel de Gândhî en faveur de son mouvement de masse, Datta se rend à Pondichéry afin de consulter Sri Aurobindo, fondateur de leur mouvement révolutionnaire. Datta publie son grand essai en anglais sur la révolution indienne en train de se faire et le programme constructif, essai préfacé par Rajendra Prasad, premier président de l’Inde libre. Élu membre du parlement pakistanais après l’Indépendance, Datta attire grâce à ses articles dans Ittefaq de Dhâkâ l’admiration de la majorité, mais aussi l’estime de jeunes militants tels que le Sheikh Mujibur Rahman, fondateur du futur Bangladesh. En février 1948, Datta et ses collègues proposent de remplacer la langue urdu par le bengali comme lingua franca, pratiquée à l’époque par 55 % de citoyens pakistanais. Interné par le régime militaire d’Ayub Khan, Datta regagne Delhi en 1958 pour réfléchir sur son demi-siècle d’engagement au nom de la liberté et de la justice.

En 1963, il invite Prithwindra à aller explorer avec lui les archives régionales et nationales. Puis, à la lumière de son vécu et des témoignages de ses anciens collègues, dès 1963, pendant trois mois il fait la part des documents officiels conservés et légués par les Autorités impériales. Datta ouvre devant Prithwindra les rapports secrets des agents de l’administration coloniale conservés dans les archives centrales à New York, à New Delhi et à Calcutta. Grâce à ses infatigables conseils, Datta lui apprend le parti à tirer de ces archives. Muni d’une autorisation spéciale du Premier Ministre, Jawaharlâl Nehru, Prithwindra a le privilège d’éplucher le premier les micro-films confidentiels concernant le complot indo-germanique, « le plan Zimmerman », qu’avait conçu son grand-père, Jatindra Mukherjee, pendant la première guerre mondiale. Il s’agissait de dépêches interceptées par les services de contre-espionnage américain, jusqu’alors conservées aux archives nationales à Washington. Pendant des années, Datta guidera Prithwindra : il enrichira la recherche historique grâce à plus de mille lettres et un volume de notes tout aussi considérables adressées à son jeune assistant.

« En 1966, avec une bourse du gouvernement français, je suis venu à Paris parfaire en Sorbonne mes compétences en tant que professeur de français à l’étranger, relate le Dr. Prithwindra Mukherjee. À cette occasion, je me suis inscrit à l’université. Après avoir soutenu ma thèse sur Sri Aurobindo en 1970, je cherchais une occasion pour m’attaquer à l’objectif principal de ma venue en France : entamer une thèse pour le doctorat d’État dont le sujet serait la lutte pré-gândhienne pour l’indépendance. Faire état de mon parcours atypique rappelle que pour Raymond Aron ma pluridisciplinarité était précieuse pour la sociologie historique dont il était le père. Dès notre première rencontre, Raymond Aron m’avait dit que ma thèse représentait le maillon manquant à notre histoire :

« Comment pouvez-vous accepter qu’un homme venu de l’Afrique du Sud lance l’appel ‘Lève-toi et marche !’ à un peuple assujetti depuis des siècles et sache, ainsi, déclencher un mouvement de masse ? L’histoire de l’Inde reste énigmatique et irréelle sans le récit de ces vingt-cinq ans de préparatifs et de sacrifice », période intense et créative de 1893 à 1918 qui précéda l’avènement de Gândhî.

Pour alléger mes scrupules de parler de mon propre grand-père, Jatindra Mukherjee, Raymond Aron m’a un jour expliqué en quoi mon cheminement est différent de celui des autres : « Votre démarche est quelque peu à l’envers de la nôtre. Grâce à la familiarité progressive avec notre sujet, nous devenons subjectifs au fur et à mesure que nous devenons familiers avec notre sujet de recherche. Quant à vous, plus vous avancez, plus votre sujet vous rend objectif ».

Et d’ailleurs, À Rome, en 1967, lors d’une projection privée de Blow up en présence du réalisateur Antonioni, le Dr Mukherjee avait trouvé une clé décisive pour situer l’orientation qu’il allait donner à sa recherche sur les racines du mouvement d’indépendance de l’Inde :

Dans « Blow up », Thomas, photographe de mode, prend des clichés dans un parc. L’agrandissement révèle un crime, ce que le photographe va vérifier sur place où, effectivement, un cadavre l’attend. Il revient dans son atelier et constate que ses bobines ont disparu, et il ne retrouvera pas le corps quand il retournera dans le parc. À proximité, des saltimbanques miment une partie de tennis en se renvoyant une balle invisible qui tombe devant Thomas, seul témoin d’un fait réel : un crime.

Thomas doit-il renoncer à sa spécificité d’avoir possédé une vérité et s’adonner au plaisir d’une fiction banale jouée par des saltimbanques, ou bien continuer à chercher la vérité ?

La recherche du Dr Mukherjee débouche sur cette vérité sociale et politique : plusieurs vagues de précurseurs ont préparé le mouvement de masse mené par Gândhî, à son apogée dans les années trente.

Gândhî : comment et pourquoi

Si personne ne répond à ton appel, Ô malheureux, poursuis ton chemin solitaire…

Personne ne peut dissocier ce chant de Tagore de la marche de Gândhî en 1930. Considéré comme le plus saint des politiciens, et le plus politicien des saints, Gândhî est un phénomène complexe.

Poussés par la rumeur que Jatîndra Mukherjee avait été tué en 1915 par les balles de Charles Tegart (commissaire de police anglais de l’Intelligence Branch), plusieurs patriotes avaient cherché à assassiner Tegart. Un des plus célèbres parmi les attentats fut celui de Gopinâth Sâhâ qui par mégarde avait tué un Anglais innocent ressemblant à Tegart. Lors de la séance provinciale du Congrès à Sirajganj en juin 1924, peiné à la nouvelle de l’exécution de Gopinâth, C. R. Dâs, célèbre avocat et redoutable rival de Gândhî – en accord avec Motilâl Nehru – proclama Gopinâth martyr pour la patrie. Irrité par cette entorse à son principe de non-violence, quelques jours plus tard, Gândhî profita de la séance nationale du Congrès à Ahmedâbâd pour imposer une mesure coercitive : chaque membre aurait pour tâche obligatoire de filer du coton un certain nombre d’heures par jour. En réponse Dâs et sa faction quittèrent la salle.

Dans un contexte similaire, quand le combattant nationaliste Bhagat Singh sera condamné à la peine capitale en mars 1930, Gândhî, contraint par l’opinion publique, acceptera de renoncer à voter en faveur de l’annulation de la peine capitale.

Dans un article du quotidien national le Statesman, un professeur d’histoire signale que le 25 juin 1925, un an après le décès de Dâs, Gândhî obtint un entretien clandestin avec Tegart. L’objectif principal de cette rencontre qui devait rester strictement privée était de faire libérer des militants incarcérés sans jugement. Gândhi traita Jatindra Mukherjee de « personnalité divine », évoquant sa mémoire en présence de Tegart. Dans ses papiers personnels, Tegart avait déposé une copie signée des points principaux abordés lors de cette rencontre (conservée au Centre d’Étude de l’Asie du Sud à l’université de Cambridge). Il y décrit les militants bengalis comme des jewels of patriotism, mûs par des intentions nobles, un esprit de service public indomptable et un exemplaire sacrifice de soi au profit de la patrie.

Car il s’agissait d’éveiller un peuple esclave depuis des siècles, de vaincre la peur multiple, peur de vivre, de déplaire aux autres, de mourir. Puisque mourir il faut, autant vivre pour un idéal, au lieu de périr comme des insectes, conseillait Vivekânanda.

Il fallait transformer en carburant la colère engendrée par l’incessante humiliation accumulée, colère non seulement dirigée contre l’oppresseur, mais plus encore contre la faiblesse de la conscience collective. Au lieu d’incriminer quiconque, Sri Aurobindo trouvait en cette faiblesse l’origine de la misère du peuple indien.

Se lever, se jeter dans l’action pour protester contre le mal infligé, se sacrifier tels des martyrs, se constituer en renégat, telles étaient les étapes étalées sur les vingt-cinq ans qui ont précédé et préparé l’avènement de Gândhî. Lors de la soutenance de la thèse de Prithwindra Mukherjee, Emmanuel Le Roy Ladurie, Président du jury, gardant à l’esprit la perspective révolutionnaire de Sri Aurobindo à Gândhî, proposée par le Dr. Mukherjee, observa : « Le combat de Jatindra Mukherjee (bras-droit de Sri Aurobindo) et des autres nous apparaît comme ayant une certaine, véritable légitimité puisque l’Inde aura ensuite eu un destin : l’Inde indépendante en valait la peine », et il concluait : « Bien que vous soyez assez critique à l’égard de Gândhî, vous voyez son influence dans les mouvements comme celui de Martin Luther King, mais à l’écart du marxisme de Mao-Tsé Toung ou de Guevara. C’est donc Gândhî qui constitue le terminus de votre thèse ».

Les débuts du nationalisme indien

Râmmohun Roy (1772-1833)

« Ce fut l’homme que notre histoire guettait du fond de la nuit, l’homme qui devait personnifier dans sa vie la signification complète de l’esprit et de la mission du pays auquel il appartenait… » écrit le poète Tagore, petit-fils d’un ami et collaborateur de Râmmohun.

Râmmohun Roy rêve d’un peuple qui aurait un pied solidement planté sur le sol spirituel de la patrie puisant son inspiration à une source purement traditionnelle ; à l’aide de l’enseignement dispensé en anglais qu’il allait introduire dans le pays, l’autre pied resterait posé sur le terrain du progrès révélé par l’Occident. On l’appelle Rajah à la fois pour la noblesse de son port et la distinction de sa personnalité. Amis de nombreux penseurs internationaux, dont l’abbé Grégoire en France, Râmmohun, par son ouverture d’esprit, facilite énormément la circulation de la pensée occidentale en Inde, et l’inverse.

Cette première génération d’intellectuels indiens formés à l’anglaise s’abreuve volontiers aux sources diverses, françaises, anglaises, germaniques, italiennes.

Râjnârâin Basu (1826-1899)

Esprit encyclopédique, parfaitement à l’aise dans la pratique du sanskrit, du bengali, du persan, de l’arabe et de l’anglais, Râjnârâin Basu est le fils du disciple et secrétaire de Râmmohun Roy, ami de Tagore. Il est le père spirituel du mouvement radical dans la lutte pour l’indépendance. Son petit-fils, Sri Aurobindo, occupera une grande place dans le mouvement d’indépendance.

Sri Aurobindo (1872-1950)

Après ses études primaires dans une école anglaise à Darjeeling, il se rend en Angleterre dès 1879 et ne revient en Inde après de brillantes études qu’en 1893. Il est le fondateur du mouvement radical connu dans l’histoire officielle comme extrémiste, désireux de mettre fin au régime colonial en Inde. Il cite dès 1893 l’exemple de la Révolution française.

Tandis qu’une forte concentration de lettrés brahmanes adhère au mouvement d’indépendance, l’un d’entre eux, Yogendra Vidyâbhûshan captive l’imagination de la jeunesse avec la biographie de grands révolutionnaires du monde. Parmi ses ouvrages, les plus vendus sont Mazzini (1886) et Garibaldi (1890). En 1903, il confie son jeune ami Jatindra Mukherjee à Sri Aurobindo qui cherche à initier le Bengale à son culte révolutionnaire.

Tels sont les illustres fondateurs du mouvement d’indépendance de l’Inde pré-gandhien, dont l’influence engendra une renaissance culturelle formidable.

Conseillé par Raymond Aron, Prithwindra Mukherjee situe ensuite tout le mouvement pré-gandhien autour de Jatindra Mukherjee, intellectuel activiste et martyr.

Jatindra Nâth Mukherjee, le penseur en action (1879-1915)

En septembre 1915, après son retour de la bataille de Balasore où Jatindra Mukherjee fut tué, interrogé par le juriste J. N. Rây, qui veut savoir si Jatindra est toujours en vie, Charles Tegart (Criminal Investigation Department) lui répond : « Malheureusement il est mort ». Du tac au tac, J. N. Rây demande : « Pourquoi malheureusement ? » Tegart soupire : « parce qu’il a été le seul Bengali à mourir dans une bataille de tranchées. Bien que j’aie eu à exécuter mon devoir, je le tiens en très grande admiration ».

L’historien Amales Tripathi a découvert à l’India Office Library que Charles Tegart percevait en Jatindra Mukherjee un excellent meneur d’hommes ; il admettait que si l’armée de libération comprenant dix mille soldats avaient, selon son projet, trouvé le temps de s’entraîner à la frontière birmano-thaï, si les navires avaient pu livrer leur cargaison d’armes allemandes sur la côte indienne, les Britanniques auraient perdu la première guerre mondiale.

Tel Marc-Aurèle devant les dépouilles de César, M.N . Roy, disciple de Jatindra Mukherjee, ironisait : « Le nom de Jatindra peut être rayé de la liste des héros nationaux. Ce ne serait pas une tragédie, ni une falsification de l’histoire telle qu’elle est encore écrite. Jatindra, lui-même, n’en serait pas déçu, j’ose l’affirmer. Il ajoutait : on doit l’apprécier comme l’archétype dont les semblables – très peu en nombre – vivent et meurent apparemment sans laisser d’empreintes sur le sable du temps ».

Le Dr. Mukherjee évoque les personnages dont l’influence allait être décisive dans l’émergence d’une nouvelle nation.

Bankim Chandra Chatterjee (1838-1894)

En 1872, il publie la revue Bangadarshana « Aperçus du Bengale », saluée par Tagore comme la première pluie tant attendue de la saison. Il est l’auteur de l’hymne national Bandé mâtaram.

Bâl Gangâdhar Tilak (1856-1920)

Surnommé Lokamânya, « vénéré du peuple », Tilak est d’une grande envergure. La déception ressentie par la moyenne bourgeoisie lettrée (une couche sociale engendrée par la politique coloniale anglaise) et la colère grandissante du peuple (jeunes diplômés au chômage, paysans systématiquement exploités) favorisent l’avènement d’une lutte nationaliste dont Tilak devient le porte-parole. Érudit en lettres sanskrites, il rédige en prison son chef-d’œuvre The Arctic Home of the Védas.

Tilak, Jinnah et Batista, trois Indiens, respectivement hindou, musulman et chrétien, commencent à agir pour l’indépendance de l’Inde. Jinnah n’est pas partisan de séparer le pays. Il rêve d’une parité hindou-musulmane au sein de la même patrie. Malheureusement l’histoire en décide autrement.

Quand, après le décès de Tilak, Gândhî arrive, il demande à Sri Aurobindo de prendre la relève. Pour des raisons spirituelles, Sri Aurobindo n’accepte pas.

Rabindranath Tagore (1861-1941)

Poète national de l’Inde, Tagore reçoit le prix Nobel en 1913, mais il y renonce après le massacre du 13 avril 1919 à Amritsar.

Sri Aswini Kumâr Datta (1856-1923)

Instituteur et grand formateur de patriotes, il élabore un projet pilote pour la renaissance indienne, en faveur notamment de l’industrie artisanale. Il est l’auteur de bhakti yoga, l’ascèse spirituelle par l’amour.

Vivekânanda (1863-1902)

Disciple de Ramakrishna, il injecte la volonté nécessaire pour qu’un peuple esclave se lève avec la majesté d’un lion. Il rencontre à Londres en 1895 sa disciple irlandaise Margaret Noble que l’Inde aime appeler Niveditâ.

M.N. Roy (1887-1954)

Il a collaboré avec Lénine qui l’a accueilli en lui disant : vous êtes si jeune, je croyais accueillir un général venu de l’Orient ! Il forme son propre mouvement et rêve d’un système d’éducation où la valeur humaine primerait par dessus tout. Il dit dans sa biographie que ces valeurs lui ont été inculquées par son maître à penser, Jatindra Mukherjee.

Krishna Kumâr Mitra (1852-1936)

Oncle de Sri Aurobindo, il est un des grands partisans du nouveau nationalisme en Inde.

Châru Chandra Basu (accepte la peine capitale le 19 mars 1910)
« Pendez-moi pour avoir servi la cause de mon peuple. Je n’ai pas besoin de me défendre ».

Un des grands martyrs. Il a consciemment sacrifié sa vie pour une mission : exécuter un tyran, malgré sa main paralysée. Il s’est fait attacher un revolver sur sa main.

Atul Krishna Ghose (1890-1966)

Fidèle adjoint de Jatindra, Atul Krishna Ghose est un excellent meneur d’hommes, capable d’animer l’organisation révolutionnaire avec cœur et générosité. En juillet 1913, il aide Jatindra à porter secours aux sinistrés de la crue de la rivière Dâmodar. Selon un rapport rédigé par W. Sealy « Sous le manteau de la philanthropie, des bandes de jeunes y étaient expédiés avec le but principal de semer le mécontentement embarrassant les fonctionnaires d’État ». D’autres révolutionnaires viennent se joindre à eux. À la mort de Jatindra, privé de son chef, il se considère « comme un vulgaire métal démagnétisé » et se retire de toute activité politique.

Madame Câmâ (1861-1936)

En 1907, elle assiste au Congrès des socialistes en Europe et rencontre Lénine. Elle est connue comme la « Rosa Luxembourg » de l’Inde, qui conçoit le premier drapeau de l’Inde libre. Elle fait appel aux partisans de la liberté du monde entier pour participer à la lutte pour l’indépendance et finance les révolutionnaires des trois continents, Asie, Europe, Amérique.

Har Dayâl (1884-1939)

Docteur de l’université de Londres, Har Dayâl est attiré par la pensée anarchiste de Bakounine. Il soude les ressortissants indiens aux USA et forme le puissant parti Ghadar (la révolte), cerveau indispensable pour l’élaboration et l’exécution du « plan Zimmermann » pendant la première guerre mondiale, qui a beaucoup apporté au mouvement de l’indépendance de l’Inde.

Târak Nâth Dâs (1884-1958)

Târak Nâth Dâs dédie sa vie à la cause de l’indépendance de l’Inde.

À la fin de la première guerre mondiale tous sont libérés de prison. Gândhî arrive. Sur le conseil de Gokhale, son maître à penser, il observe et scrute l’horizon. Avant de passer à l’action qui l’attend, il parvient à cerner les ressorts de la cristallisation. Les anciens partisans révolutionnaires, presque en bloc, apportent leur force au mouvement de Gândhî. Celui-ci reconnaît que, parmi les meilleurs éléments qui l’entourent, sont ceux qui ont été formés par Jatindra Mukherjee. En 1920, ils signifient à Gândhî qu’au terme d’une collaboration prévue pour un an, ils reprendront leur programme initial de lutte révolutionnaire radicale. À l’appel de Gândhî promettant l’indépendance au bout d’un an ! Bhûpendra Kumâr Datta, délégué par le groupe radical, va chercher conseil auprès de Sri Aurobindo : « Rêver de l’indépendance au bout d’une année, c’est improbable, répond Sri Aurobindo. Mais Gândhî est venu avec une grande force. Il pourra nous mener très loin, ne vous opposez pas à son action, adhérez dans la limite du possible. Chaque fois que vous verrez que sa politique ne répond pas à vos convictions, arrêtez-vous pour suivre votre propre chemin ».

Prithwindra Mukherjee, Les racines intellectuelles du mouvement d’indépendance de l’Inde (1893-1918), Éditions Codex, 2010.