Corinne Lefèvre
Inde moghole et Iran safavide
5 mars 2012, Centre André Malraux
La miniature illustrant l’annonce de la conférence de Corinne Lefèvre nous montre deux souverains contemporains : Shah Abbas, qui régna de 1587 à 1629 en Iran safavide, et Jahangir, qui régna de 1605 à 1627 en Inde moghole. Par son auteur, ses inscriptions et son sujet, cette œuvre atteste de l’importance du modèle persan dans la construction de l’empire moghol tant au niveau culturel que politique.
L’auteur de la peinture, Nadir-uz-zaman « La merveille de l’époque », est le fils d’un des très nombreux artistes iraniens (son père Aqa Riza était né en Iran vers 1560) qui, à partir du milieu du XVIe siècle, affluent en nombre croissant dans l’empire moghol, générant ainsi la création de l’atelier impérial de peinture moghole. Comme son père, il tente sa chance en Inde au service du prince Salim, le futur empereur Jahangir pour lequel il continuera à travailler jusqu’à la fin de sa vie.
Les inscriptions en caractère arabo-persan qui ornent la peinture montrent que le persan devient à cette époque la langue de culture de l’empire moghol. À l’origine les Moghols, qui viennent de l’actuel Ouzbékistan, parlent le chaghatay (le turc oriental) et non le persan. C’est d’ailleurs en turc que le fondateur de la dynastie, Babur, écrit ses mémoires, le Babur namah.
Le sujet de la peinture montre deux souverains qui se partagent le monde temporel (ils se tiennent sur le globe terrestre) et le monde spirituel représenté par l’immense et double nimbe solaire et lunaire encadrant la figure des deux empereurs qui se donnent l’accolade. Depuis le fondateur de la dynastie safavide, Shah Ismail (porté au pouvoir par des tribus turkmènes du sud-ouest de la mer Caspienne), et l’avènement de Babur, pour la dynastie Moghole, les Moghols entretiennent des rapports étroits et suivis avec leur voisin iranien, bien plus qu’avec les Ottomans. Mais face à cette coexistence harmonieuse, Jahangir semble écraser de sa masse imposante le frêle Shah Abbas. Le Moghol est monté sur un lion alors que le Safavide se tient sur un agneau qui semble repoussé vers l’ouest du globe. Cette association du lion et de l’agneau fait référence à l’assemblée pacifique des animaux sous le règne de Salomon, auquel les empereurs moghols aiment bien s’associer.
Cette peinture révèle ainsi la rivalité entre ces deux empires et, ce faisant, signe la fin du complexe d’infériorité des Moghols vis à vis des Safavides d’Iran.
L’origine de la rivalité entre ces deux empires
Elle commence dès le début de la dynastie safavide, vers les années 1510, quand Shah Ismaël devient le premier pir soufi de l’ordre safavide à assurer conjointement la fonction royale. Ses disciples « les têtes rouges (qizilbash) » (rappelant la couleur rouge de la coiffe qu’ils portent) vont s’imposer comme la colonne vertébrale du nouveau royaume et monopoliser les positions les plus importantes à la cour, en province et dans l’armée. À la même époque, Babur, petit-fils de Tamerlan, n’est encore qu’un prince à la tête d’une petite principauté du Ferghana, à la recherche d’un royaume. Il a réussi à s’emparer de la prestigieuse ville de Samarkand, fondée par son aïeul Tamerlan, mais il en est chassé par les Ouzbeks. Babur demande à Shah Ismail de l’aider à reprendre Samakand. Après une reconquête de courte durée, il doit se replier sur Kaboul d’où il partira conquérir l’Inde.
En 1544, à l’instar de son père Babur, Humayun demande l’aide de Shah Tahmasp, fils de Shah Ismail, pour récupérer son royaume indien dont il a été chassé par la dynastie afghane des Sur.