Synthèse de la conférence donnée par Claude Markovits, directeur de recherche au CNRS, un historien des plus renommés sur l’Inde, et plus particulièrement l’Inde de l’époque coloniale.
Centre André Malraux, 28 janvier 2008.
Le contexte
• Sur le plan international, l’indépendance de l’Inde en 1947 constitue une étape décisive dans le processus de décolonisation qui amène, entre 1947 et 1975, la fin des empires coloniaux européens. Cette indépendance a contribué au remaniement de la carte géopolitique du monde.
• Sur le plan régional de l’histoire de l’Asie, on constate, à la suite de la défaite du Japon, un retour généralisé et une tentative de maintien de la domination coloniale des puissances européennes (cf. Indochine française, Indes néerlandaises, Malaisie britannique).
Dans ce contexte, l’Inde fait figure d’exception.
Pourquoi la Grande-Bretagne n’essaie-t-elle pas de se maintenir en Inde ?
Depuis 1919 Les Britanniques s’affaiblissent peu à peu par une succession d’agitations nationalistes de masse auxquelles le nom de Gandhi est intimement associé :
Le Rowlatt satyagraha (satya: vérité et agraha: se tenir fermement à) de 1919 qui entraîne le massacre d’Amritsar où le général Dyer fait ouvrir le feu sur la foule.
Le grand mouvement de non-coopération de 1920-1922.
La revendication d’indépendance est relativement tardive: le parti du Congrès, fondé en 1885, n’inscrit à son programme qu’en 1920 ce qu’il appelle le Swaraj, et seulement en 1929 l’indépendance totale, purna Swaraj.
S’ensuit le mouvement de désobéissance civile de 1930-1934 qui paralyse pratiquement l’administration coloniale. Malgré des concessions aux provinces (système d’autonomie provinciale créé par le parlement britannique), le gouvernement central de New Delhi reste subordonné à Londres par l’intermédiaire de l’India Office, et conserve le contrôle de l’armée, de la police, de la justice, des finances et des douanes.
Trois atouts
Grâce à ces trois atouts, les Britanniques peuvent contenir le Congrès et se maintenir en Inde :
• L’existence des États princiers, 565 Indian States, dont les Britanniques gardent le contrôle, administrés par des souverains indiens (maharajah, rajah, nawab, nizam) qui restent à l’écart de l’agitation nationaliste.
• L’apparition d’un fossé politique croissant entre les deux grandes communautés religieuses de l’Inde (les hindous représentent 70 % de la population, et les musulmans environ 25 %). La Ligue musulmane, au départ un parti de notables musulmans pro-britanniques créé en 1906, et réorganisée avec succès dans les années trente par Mohammed Ali Jinnah, un avocat nationaliste musulman, a adopté une ligne très hostile au Congrès, ce qui permet aux Britanniques de jouer de cette division.
• Une force militaire : l’armée des Indes recrutée surtout parmi les sikhs et les musulmans du Punjab, et les Pathans du Nord-Ouest, ajoutée aux 65 000 hommes de l’armée britannique basée en Inde. Cela a pesé sur la politique non-violente de Gandhi qui savait que les Britanniques avaient la possibilité d’écraser tout soulèvement armé.
Changement de la situation mondiale en 1940
• Lorsque le vice-roi des Indes déclare la guerre à l’Allemagne au nom de l’Inde, le Congrès, bien qu’hostile au nazisme, ordonne aux gouvernements provinciaux de démissionner.
• L’entrée en guerre du Japon, fin 1941, et sa conquête de la Birmanie en 1942, met l’Inde en ligne de front et modifie la position britannique. Suite à la chute de la Malaisie et de Singapour en février 1942, 60 000 hommes des troupes indiennes engagées dans cette campagne désastreuse sont capturés par les Japonais. Un tiers de ces hommes rejoignent l’Indian National Army, créée en 1943 par le congressiste dissident Subhas Bose qui a « trahi » pour combattre aux côtés du Japon. Cette trahison a un grand effet psychologique sur les Britanniques dont le maintien de la domination repose sur la loyauté de l’armée indienne.
Le mouvement Quit India (août 1942)
Devant l’affaiblissement britannique face à la poussée japonaise, le Congrès décide un mouvement de masse pour obtenir l’indépendance immédiate, ce qui entraîne deux conséquences :
1. Les Britanniques arrêtent les dirigeants du Congrès avant qu’ils n’aient eu le temps de s’organiser. Il s’ensuit un soulèvement populaire qui prend un tour violent dans certaines régions, avec la destruction de tous les symboles du pouvoir colonial : bureaux de poste et gares de chemin de fer. Le mouvement est écrasé mais il révèle aux Britanniques la réalité des sentiments populaires indiens.
2. Quit India transforme le Congrès en organisation illégale, ce qui, paradoxalement, favorise les autres partis politiques, comme la Ligue musulmane qui ne prend pas alors de position anti-britannique.
L’avenir politique de l’Inde en août 1945
• Avant la guerre, l’Inde était fortement endettée vis-à-vis de la Grande-Bretagne et le remboursement de cette dette constituait une des raisons principales pour lesquelles les Britanniques voulaient rester en Inde. Mais, pendant le conflit, la situation s’est inversée. Et à partir de 1942, la Grande-Bretagne est débitrice de l’Inde car elle a dû emprunter auprès du gouvernement de l’Inde pour financer ses dépenses sur place.
• Londres doit réviser à la baisse ses ambitions internationales et accepter le leadership américain. Or les Américains sont favorables à l’indépendance de l’Inde pour des raisons idéologiques, mais aussi stratégiques, car l’Inde représente, croient-ils, un allié potentiel dans la lutte d’influence qui se profile avec Moscou.
• Suite à la défaite politique de Churchill en juin 45, le gouvernement travailliste de C. Attlee adopte une attitude pragmatique, basée sur la constatation d’un rapport de force modifié, et prépare un retrait britannique de l’Inde.
• les rapports entre hindous et musulmans se sont considérablement compliqués pendant les années de guerre. En 1940, la Ligue musulmane adopte la résolution de Lahore en faveur de la création du Pakistan (sans préciser s’il s’agit d’un état musulman séparé ou d’une confédération constituée de provinces à majorité musulmane et de provinces à majorité hindoue).
La fin de l’Empire des Indes
En mars 1946, le gouvernement de Londres envoie en Inde une délégation ministérielle chargée de trouver une solution acceptable pour les deux parties : un plan complexe prévoyant deux scénarios différents, acceptés conditionnellement par le Congrès, mais rejetés par Jinnah et la Ligue musulmane.
En août 46, la Ligue musulmane appelle à un mouvement de protestation à Calcutta qui dégénère en violence et marque le début d’une grande série de violences incontrôlables.
En octobre 46, le Congrès forme avec l’accord des Anglais un gouvernement de transition dirigé par Nehru, sans la Ligue musulmane.
À partir de mars 47, alors que les violences reprennent de plus bel au Punjab, arrive en Inde un vice-roi doté de pouvoirs extraordinaires, le légendaire Lord Mountbatten of Burma, auréolé par sa victoire sur le Japon dans le Sud-Est asiatique. Le gouvernement de Londres annonce alors que la Grande-Bretagne se retirera au plus tard en juin 1948, espérant ainsi forcer les dirigeants indiens à trouver un compromis. Mais rapidement, Lord Mountbatten arrive à la conclusion que la partition représente la seule solution.
En juin 47, Le Congrès accepte la division de l’Inde en deux États, l’Inde et le Pakistan, à condition que les deux provinces du Punjab et du Bengale, à légère majorité musulmane mais qui comprennent des régions à majorité hindoue et sikhe, fassent aussi l’objet d’une partition.
Les 14 et 15 août 1947 marquent la naissance de deux États indépendants: l’Union indienne et le Pakistan. Lord Mountbatten reste en Inde comme gouverneur général, jusqu’à ce que l’Inde se dote d’une constitution républicaine, en 1950. Jinnah devient gouverneur général du Pakistan où la république n’est proclamée qu’en 1956.
Un fait unique: quand les deux États deviennent indépendants, la frontière n’est pas encore délimitée. Une commission présidée par un juge britannique, Sir Radcliffe, sans grande connaissance du terrain, trace la frontière le 17 août. La colère des sikhs éclate car leurs lieux saints sont placés du côté pakistanais.
La partition : un des grands drames du XXème siècle
Les estimations varient considérablement, de 180000 à 2 millions de victimes ! On a dit que ces massacres étaient l’expression spontanée de haines intercommunautaires, or on sait que ces massacres ont été organisés. Le Punjab était une province très militarisée. On y a saboté les voies grâce au maniement d’explosifs par un personnel expérimenté, puis on massacrait à l’arme blanche. C’est dans ces attaques de trains de réfugiés que, probablement, la majorité des victimes a été tuée. Quelque 14 millions de personnes se sont trouvé déplacées, dont 10 millions dans la seule province du Punjab. Un million d’hindous ont quitté le Sind, une autre province pakistanaise. Les muhajir (émigrants) musulmans qui ont quitté l’Inde du Nord, appartenaient souvent à des familles de la classe moyenne qui ont gagné le Pakistan pour des raisons idéologiques.
Les acteurs du drame : Gandhi, Nehru, Jinnah, Mountbatten
Gandhi quitte le parti du Congrès en 1934 pour se consacrer, en particulier, à la lutte contre l’intouchabilité ou à l’adoption des tissus faits à la main, néanmoins il y garde une influence morale considérable. Quand il sort de prison en mai 1944, il tente une négociation directe avec Jinnah pour sortir de l’impasse entre le Congrès et la Ligue musulmane, qui s’avère un échec. Il adopte alors une position en retrait et laisse ses deux principaux lieutenants, Nehru et Patel conduire la politique du Congrès. Il essaie en vain d’endiguer la montée des violences intercommunautaires. Lorsque Lord Mountbatten lui présente son plan en juin 47, Gandhi se trouve devant un dilemme terrible, mais son sens du réalisme lui montre qu’il n’y a pas d’alternative à la partition. Son assassinat en janvier 1948 par un fanatique hindou lui donne l’aura du martyre.
Nehru forme un contraste saisissant avec son mentor Gandhi. Viscéralement anti-impérialiste et anti-colonialiste, Nehru doit faire face à une situation extrêmement dangereuse et complexe. Ce politicien socialisant, ne peut supporter le fossé entre masses hindoues et musulmanes.
Jinnah est originaire d’une petite communauté marchande chiite de Bombay, marié à une femme parsi, et encore plus anglicisé que Nehru. Jugé en Inde comme le responsable du drame de la partition, il est présenté comme le père de la patrie au Pakistan. Que voulait-il : un État pour les musulmans, incluant la totalité du Punjab et du Bengale, ou bien une confédération dans laquelle la ligue musulmane aurait partagé le pouvoir avec le Congrès ?
Mountbatten, héros pour les uns, vilipendé par d’autres pour avoir précipité le départ britannique sans avoir empêché les massacres du Punjab. Il est certain qu’on lui a confié une mission : extraire au plus vite la Grande-Bretagne du bourbier indien quel que soit le prix à payer pour les Indiens. Et l’armée indienne était trop divisée pour qu’il ait eu les moyens militaires d’empêcher les troubles.
On peut être sévère pour les grands acteurs de ce drame, le prix de leurs erreurs ayant été
payé par des gens ordinaires, comme au Panjab. Les documents de l’époque montrent que l’on ne pouvait imaginer de tels massacres, ni que l’Inde et le Pakistan puissent devenir des Etats hostiles l’un à l’autre.
Le conflit indo-pakistanais du Cachemire
Pomme de discorde supplémentaire dans les relations entre les deux nouveaux Etats, le Cachemire, un des 565 États princiers, officiellement Jammu et Cachemire, a été créé au milieu du XIXe siècle. Il avait été conquis par les Afghans à la fin du XVIIIe siècle. Les sikhs l’avaient arraché aux Afghans en 1819. Lorsque les Anglais ont défait les sikhs au milieu du XIXe siècle, ils ont gardé le Jammu auquel avait été donné souveraineté sur la vallée du Cachemire, région à forte majorité musulmane, et sur le Ladakh bouddhiste. Cet Etat du Jammu et Cachemire avait connu une existence paisible pendant un siècle avec des maharajahs hindous régnant sur une population à majorité musulmane.
En 1947, les États princiers sont placés devant l’obligation de choisir entre l’Inde et le Pakistan, selon une des clauses de l’indépendance. Le maharajah du Cachemire se trouve alors dans une situation délicate : l’essentiel de ses liens économiques se fait avec le Punjab occidental devenu pakistanais, et sa population est à majorité musulmane. Ces deux facteurs pourraient l’inciter à choisir le Pakistan, mais il est hindou et l’élite de son Etat sur laquelle il s’appuie, les Cachemiri pandits, sont évidemment très hostiles au Pakistan. De plus, le principal leader politique des musulmans du Cachemire, Cheikh Abdullah, est un adversaire politique de Jinnah et de la Ligue musulmane. Il est probable que si l’on avait organisé un plébiscite au Cachemire, la majorité de la population se serait prononcée pour l’indépendance que ni l’Inde ni le Pakistan ne veulent.
Devant les hésitations du maharajah, en novembre 1947, le Pakistan cherche à lui forcer la main en organisant une invasion de son territoire par des guerriers tribaux qui sèment la terreur. Le maharajah fait appel à l’Inde qui, pour prix de son intervention, exige qu’il signe l’accession à l’Union indienne. Il n’a pas d’autre choix que de s’exécuter. Mais, sur l’insistance de Mountbatten, il avait été décidé que le rattachement devrait être confirmé par un plébiscite placé sous le contrôle des Nations Unies. Ces événements conduisent à la première des trois guerres indo-pakistanaises dans un contexte militaire unique : un chef d’état-major général encore britannique, avec un chef d’état-major de l’armée indienne et un chef d’état-major de l’armée pakistanaise ; deux armées théoriquement subordonnées à un chef d’état-major suprême, qui commencent à se faire la guerre ! Cette guerre tourne à l’avantage de l’Inde qui établit son contrôle sur l’essentiel du Cachemire et sur le Laddhak. Le Pakistan s’installe dans un secteur qu’il baptise le Cachemire libre, Azad Kashmir, et un cessez-le-feu est finalement conclu sous l’égide de l’ONU, le 1er janvier 1949. En 1943, l’Inde annexe unilatéralement la partie du Cachemire qu’elle contrôlait, et le Jammu et Cachemire devient officiellement un État de l’Union indienne. Le Pakistan n’a jamais accepté ce fait accompli et Islamabad continue de réclamer l’organisation d’un plébiscite. New Delhi prétend que l’ensemble du Cachemire est indien et que l’Azad Kashmir est un territoire illégalement occupé par le Pakistan. Ce conflit, héritage direct de la partition, est une menace constante pour la paix de cette région du monde, où deux puissances nucléaires se font face.
Recueil de notes par Françoise Vernes
Bibliographie :
Histoire de l’Inde moderne 1480 – 1950, dirigé par Claude Markovits, Fayard, 1994.
Gandhi, Presses de Sciences Po, 2000. Cette biographie remarquable a été traduite en Inde.